Je parlais d’un « art de vivre » qu’il faudrait enseigner. J’y mettrais cette règle : « faire plaisir. » Elle me fut proposée par un homme que j’ai connu assez vif de ton, et qui a réformé son caractère. Une telle règle étonne au premier moment. Faire plaisir, n’est-ce pas être menteur, flatteur, courtisan ? Entendons bien la règle ; il s’agit de faire plaisir toutes les fois que cela est possible sans mensonge ni bassesse. Or, presque toujours cela nous est possible. Quand nous disons quelque vérité désagréable, avec une voix aigre et le sang au visage, ce n’est qu’un mouvement d’humeur, ce n’est qu’une courte maladie que nous ne savons pas soigner ; en vain nous voulons ensuite y avoir mis du courage ; cela est douteux, si nous n’avons risqué beaucoup, et, d’abord, si nous n’avons pas délibéré. D’où je tirerais ce principe de morale : « Ne sois jamais insolent que par volonté délibérée, et seulement à l’égard d’un homme plus puissant que toi. » Mais sans doute vaut-il mieux dire le vrai sans forcer le ton, et même, dans le vrai, choisir ce qui est louable.
Il y a à louer presque dans tout ; car les vrais mobiles, nous les ignorons toujours, et il n’en coûte rien de supposer plutôt modération que lâcheté, plutôt amitié que prudence. Surtout avec les jeunes, mettez tout au mieux dans ce qui n’est que supposition, et faites-leur un beau portrait d’eux-mêmes ; ils se croiront ainsi ; ils seront bientôt ainsi ; au lieu que la critique ne sert jamais à rien. Par exemple, si c’est un poète, retenez et citez les plus beaux vers ; si c’est un politique, louez-le pour tout le mal qu’il n’a pas fait.
Il me revient ici un récit d’école maternelle. Un tout petit garnement, qui ne faisait jusque-là que mauvaises farces et gribouillage, un jour fit proprement le tiers d’une page de bâtons. La maîtresse passait dans les bancs et donnait des bons points ; comme elle ne remarquait seulement pas ce tiers de page tracé avec tant de peine : « Ah ben m…, alors ! » dit le petit garnement ; et il dit la chose tout crûment, car cette école n’est pas au faubourg Saint-Germain. Sur quoi la maîtresse revint à lui, et lui donna un bon point sans autre commentaire ; il s’agissait de bâtons et non de beau langage.
Mais ce sont des cas difficiles. Il y en a tant d’autres où l’on peut toujours, sans hésitation, sourire et se montrer poli et prévenant. Si l’on vous bouscule un peu dans une foule, ayez comme règle d’en rire ; le rire dissout la bousculade, car chacun rougit d’une petite colère qui lui venait. Et vous, vous échappez peut-être à une grande colère, c’est-à-dire à une petite maladie.
C’est ainsi que je concevrais la politesse ; ce n’est qu’une gymnastique contre les passions. Être poli c’est dire ou signifier, par tous ses gestes et par toutes ses paroles : « Ne nous irritons pas ; ne gâtons pas ce moment de notre vie ». Est-ce donc bonté évangélique ? Non. Je ne pousserais point jusque-là ; il arrive que la bonté est indiscrète et humilie. La vraie politesse est plutôt dans une joie contagieuse, qui adoucit tous les frottements. Et cette politesse n’est guère enseignée. Dans ce que l’on appelle la société polie, j’ai vu bien des dos courbés, mais je n’ai jamais vu un homme poli.
8 mars 1911