Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

La vraie attention

Lorsque l’homme de troupe tremble devant le capitaine, on ne peut pas dire qu’il manque d’attention ; on voudrait dire qu’il en a trop ; toujours est-il qu’il ne fait pas attention comme il faut. Et, s’il est vrai que l’oiseau soit fasciné par le serpent, l’oiseau non plus ne fait pas attention comme il faut. Les êtres faibles que l’on endort en fixant leur regard sur quelque point brillant, ne ménagent pas assez leur attention ; on pourrait dire que l’attention périt ici par un excès d’attention. Bref, il n’est pas facile de penser.

Tout être vivant fait continuellement attention à son propre contour. Cette frontière sensible où la douleur commence, où la puissance se termine, est naturellement ce qui intéresse. Il n’y a même point d’intérêt au monde qui ne commence par ce resserrement et cette garde autour de soi. Aussi l’adjudant dit bien : « Garde à vous ». Et l’orateur aussi, et le professeur de même, quand ils essaient de tonner à la manière de Jupiter. Mais il ne faut point dire alors que l’attention s’élève ; bien plutôt elle redescend jusqu’à une sorte de terreur qui cherche objet. Le candidat aussi cherche objet, et ne choisit point, considérant le sourcil du maître, ou le bouton de porte. Chacun a remarqué que, dans les moments difficiles, l’attention est souvent occupée par un objet qui n’a point de sens, qui n’offre aucun rapport avec la situation présente, et qui offre pourtant la couleur de l’intérêt le plus vif. C’est le propre du frisson animal et du saisissement de donner intérêt à n’importe quoi. Ainsi l’homme qui se sent pressé, et bien en peine d’écrire quelque lettre difficile, regarde sa plume, le papier, le plafond, comme si quelque grand secret y était enfermé. Ce que l’on appelle travail ou effort n’est presque jamais autre chose que cette tension stupide, et qui, en effet, fatigue autant que si l’on soulevait des fardeaux. C’est que l’homme se noue alors autour de lui-même, et se garrotte, employant sa force à s’empêcher de respirer et de vivre. Il faut délier cette attention servile.

L’objet beau délie. Ce n’est pas que l’esprit y trouve d’abord quelque chemin. Mais c’est plutôt le corps humain qui trouve ici ce qui convient à son équilibre et qui, par une sorte d’imitation et de danse, se trouve rétabli en sécurité et souplesse. L’attention est libre alors pour des pensées. Et c’est par là que le poète est le meilleur maître à penser. Ce discours à mesure humaine fait la paix en ce corps tremblant ; c’est le moment de contempler. Ainsi la vieille méthode d’instruire par les poètes sera toujours la meilleure.

On ne peut pas savoir ce que pense l’animal ; mais les pensées courtes qui accompagnent la peur peuvent donner quelque idée de ce retour à soi et aux frontières du corps. Pour ces êtres qui sont entièrement occupés à ne pas mourir, l’objet se perd dans le saisissement ; le monde n’est que danger ou proie. Le point d’intérêt est tout, et ainsi n’est plus rien. Ce qui fait qu’un paysage est vu, c’est un état de loisir et de liberté, une attention déliée et je dirais presque distraite, qui se joue autour d’un centre. Cet heureux état n’est point animal ; il suppose le sentiment du règne humain sur les bêtes et les choses, de la garde humaine présente par des signes innombrables, enfin de l’ordre humain présent, non point pesant, mais diffus et comme répandu. Solitude en société, c’est le moment de la pensée.

L’alarme n’est pas le moment de penser. Il faut agir alors, et la pensée coule au bout des doigts ; mais si l’on ne peut agir, on reste rivé à soi, sans la moindre espérance d’une idée. Or, parce que notre première attention est comme un sursaut animal, la perspective de penser ne plaît guère. Aussi est-il difficile d’intéresser sans alarmer, et de demander jugement sans irriter. Il y faut la précaution, la cérémonie, la politesse. Je dis à l’égard des hommes les plus savants et les plus subtils. Si vous les prenez de court, vous trouverez l’humeur, non la pensée. Un mot non prévu produit le même effet qu’une attaque au corps ; l’homme passe comme une revue de ses frontières et ferme toutes ses portes. Il faut être extrêmement poli avec les rois. Si vous cherchez un penseur, c’est un roi que vous cherchez. Saluez de loin et n’approchez qu’avec permission. Soyez poli.

17 décembre 1927

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