Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Fidélité

Quand on veut dire qu’il y a de la volonté dans l’amour, tous résistent, d’après l’antique idée d’une fatalité des passions . En quoi il y a du vrai ; car on ne choisit pas d’aimer ou non, ni d’aimer telle ou telle. Mais il faut dire aussi que l’idée d’une volonté qui choisit est une idée de professeur. On ne choisit point de naître, ni évidemment ses parents. Aussi le bon vouloir, le vrai vou­loir, est de partir de là, et de développer ce qui se montre. Ainsi pour l’amour, il dépend de chacun de le mener à bonne fin, comme on élève un enfant chéri. Car on ne choisit pas non plus ses enfants ; mais ce n’est pas une raison pour les accepter comme on accepte la pluie ou la grêle.

L’amour fatal plaît au premier moment. Mais le développement de cette maladie d’après l’idée qu’on n’y peut rien fait voir plutôt offense qu’offrande. Imaginez ce discours de l’amoureux hypocondriaque : « Je suis bien forcé de dire que je vous aime, et je ne puis faire autrement. J’ai cherché vainement quelque symptôme annonçant la guérison, mais je n’en trouve point. Voici donc l’hommage que je vous fais. Je suis lié à vous par une nécessité de nature ; je voudrais me délier, et je ne puis. Je ne vous promet rien, sinon de joyeusement fuir dès que je le pourrai. » Ce discours est en vérité injurieux ; il enferme autant de haine que d’amour. Aussi trouve-t-on les effets de ce mélange dans le jeu des passions. Mais ce n’est point sentiment. Nous ne trouvons encore ici que deux ennemis qui se guettent. Et puisque l’âge les dépouille jour après jour d’un peu de ce pouvoir magique, on voit se produire ce jeu cruel, où chacun essaie un peu tous les jours la corde qu’il tient et la corde qui le tient. C’est à qui s’enfuira le premier.

 

Eugène Delacroix (1798-1863): Roméo et Juliette (scène des tombeaux des Capulets), 1851, Musée du Louvre

 

Juliette, quand elle voit pour la première fois Roméo, trouve ce mot sublime : « Nourrice, dit-elle, si je n’épouse pas celui-là je mourrai vierge. » Certes elle ne choisit pas d’aimer ; mais plutôt elle reprend cet amour étran­ger ; elle le fait sien. Elle en jure d’abord, ce qui la porte au sentiment le plus haut. On dira que c’est vouloir ce qu’on ne peut empêcher. Les stoïciens en étaient là quand ils disaient : « Les destins te traînent si tu résistes, mais si tu consens, ils te conduisent. » C’est ainsi qu’un homme peut aller au supplice au lieu de s’y laisser traîner. Mais cet exemple est trop violent ; il abolit toute pensée réelle. Que l’homme le prenne bien ou mal, c’est toujours mourir. Au contraire, s’il s’agit de vivre, il y a bien de la différence entre accepter et subir ; l’action même en est changée. Je n’ai pas bien compris d’abord en quel sens les destins nous conduisent ; entendez qu’ils nous offrent à chaque instant des passages dont l’homme accablé et triste se détourne. L’espérance a ouvert plus d’une porte.

Dans le fait il y a bien de la différence entre le métier qu’on accepte de bonne grâce et même de tout son cœur, et le même métier, si on le subit. C’est toute la différence d’un bon comptable à un médiocre, ou d’un bon charpentier à un médiocre.

En toutes choses, les hommes s’usent souvent à penser cette faible idée : « J’ai mal choisi ; cela est sans remède, et c’est tant pis pour moi. » L’idée juste est au contraire que tous les choix sont mauvais si l’on s’abandonne, mais qu’ils peuvent tous devenir bons par le bon vouloir. Nul ne choisit son métier par de bonnes raisons, puisqu’il faut choisir un métier avant de le connaître. Nul ne choisit non plus ses amours. Mais c’est la fidélité qui sauve le choix, ici comme là. Il faut choisir d’être fidèle ; il faut choisir de rendre le choix bon. Il y a peut-être des romanciers qui s’aperçoivent, à l’exécution, que le sujet qu’ils ont choisi n’est pas beau. Et certes il est bien facile de se prouver à soi-même qu’un sujet est mal choisi ; mais aussi cela ne conduit à rien. Alors on n’écrit point. Car il n’y a pas de beaux sujets ; il faut les rendre beaux par la fidélité. Il n’y a pas peut-être une seule pensée qui ne soit déception, si l’on attend qu’elle se développe, et si on la regarde danser. Il n’y a pas une seule pensée qui ne nous paie de nos peines, si nous la suivons généreusement. Ainsi il n’y a pas sans doute un seul amour qui ne puisse devenir grand et beau si l’on en jure ; et le plus bel amour ne va pas loin si on le regarde courir. Mais plutôt il faut le porter à bras, comme un enfant chéri.

5 février 1926.

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