Dès que l’on veut peindre les vices, les dépravations, et enfin ce genre d’emportement qui concerne les plaisirs de la chair, il est difficile de garder la mesure. Je ne crois point que Juvénal l’ait gardée ; je ne crois point que Zola l’ait gardée non plus ; et nous ne manquons point de moralistes en ce genre-là. J’admets qu’ils ont bonne intention, et que c’est à bonne fin qu’ils nous secouent de surprise, d’indignation et même d’horreur. Ce qui m’inquiète ici, c’est que les émotions du fond du corps sont toutes liées et toutes ambiguës, en sorte qu’il n’y a pas de différence bien marquée, selon mon opinion, entre la fureur qui blâme et la fureur qui désire. Ce n’est pas affaire à moi de blâmer, mais plutôt d’expliquer, et ce n’est pas facile.
Platon a écrit là-dessus justement comme il faut, selon la franchise, la force et la prudence ensemble, comme vous pourrez voir dans sa République. Quand vous en serez environ au huitième livre de cette œuvre capitale, vous connaîtrez le médecin de l’âme. Cela ne se résume point ; mais je tire de ce même ouvrage un trait puissant et sobre qui peut instruire par voie indirecte. Un homme fut pris du désir de voir des corps de suppliciés qui étaient exposés sur les remparts ; et, ne pouvant se vaincre, ni chasser cette odieuse pensée, il y courut avec colère, disant à ses yeux : « Allez donc, mes yeux, régalez-vous de ce beau spectacle ». Que cet exemple nous jette droit en notre périlleux sujet, c’est ce qui montre bien l’ambiguïté de ces émotions élémentaires, et comment l’horreur et le désir se tirent souvent par la main. Mais comprenez d’abord qu’il y a ici un genre de remède brutal, et qu’il est plus sain de percevoir que d’imaginer ; d’où, en suivant l’idée, je voudrais dire encore qu’il est plus sain de faire que de percevoir. Nature a plus d’un moyen de nous apaiser, comme Rabelais l’a bien su dire ; et toujours est-il que le désir sera réduit à sa juste place par l’accomplissement.
J’ai besoin de comparaisons, en un sujet qui est neuf et difficile entre tous. Il y a une mystique de la guerre, pleine de notions fausses et même monstrueuses, et qui est propre à ceux qui imaginent la guerre. Allez-y donc, mes amis, et régalez-vous ; vous y prendrez des notions exactes et purifiées. Qu’il me suffise d’indiquer que, dans les choses dont je veux écrire aujourd’hui, imaginer est le pire.
Ceux donc qui rêvent à ces choses, et décrivent ces choses comme elles sont pour ceux qui y rêvent, sont aussi loin du vrai qu’il est possible, et font le plus grand mal peut-être, donnant comme objet à la pensée ce qui ne doit pas être objet hors de l’action. L’action, ici comme ailleurs, mais encore bien mieux, nous simplifie et nous donne la paix. Comme le guerrier revient nettoyé de toute soif de meurtre, et même de toute colère, ainsi celui qui a serré son désir contre sa poitrine est délié d’imaginer. D’où l’on croira que je conseille de faire, comme on dit, les cent coups ; mais vous ne ferez point les cent coups. La vie d’un débauché se compose ordinairement d’ivrognerie et d’impudicité. Or j’ai observé, dans ceux qui ne se tirent point de débauche, que l’ivrognerie reste, sans trace d’impudicité. De même dans toutes les existences libres de frein, l’ambition reste, la passion du jeu reste, l’amour reste, tous les arts restent, peinture, dessin, sculpture ; mais l’impudicité n’a qu’un moment ; elle ne reste pas ; elle est d’imagination ; elle est chimère et rêverie. Ce genre de vice n’a d’existence que dans les écrits et par les écrits. Aussi les écrits qui le font être sont-ils tout à fait faux. Lisez Stendhal ; ce n’est certes pas par hypocrisie qu’il est pur, mais plutôt par jugement droit.
Libres Propos, Première série, Troisième année, n°24, 8 mars 1924