Il y a de la profondeur dans un ivrogne ; c’est comme un refus total et une démission de l’homme. Boire avec suite, c’est la plus sérieuse manœuvre contre le sérieux. Dans les anciennes corporations, il y avait une espèce de science du boire, et l’on appelait Sublime celui qui y excellait ; la plus profonde ironie et la plus sauvage se joue ici ; car s’abolir soi-même par méthode c’est directement le contraire du sublime ; et donc cela participe du sublime. J’ai connu deux ou trois ivrognes qui certainement n’étaient pas médiocres. Cela s’est trouvé plus d’une fois en de vrais poètes. On boit quelquefois par trop de clairvoyance, ou par trop sentir. L’avare est sobre par une sorte d’avarice de soi, et voilà la contre-épreuve.
La soif est bien loin. Le désir est bien loin et bien faible. Tout passionné est un boit sans soif. Il me semble que le désir se règle assez bien par la satisfaction, comme la vie animale le fait voir. C’est une partie de la sagesse, et trop méprisée, de suivre le désir. L’emportement et l’irritation sont bien plus redoutables, parce qu’ils vont à redoubler la peine. Je ne croirai pas aisément qu’un homme ait le désir de tuer un homme ; mais plutôt le criminel va tout droit à consommer son propre malheur et il le sait. Le joueur connaît aussi cet emportement et ce désespoir. Ce sont des suicides tragiques. Oreste tuant sa propre mère se tue lui-même. Garez-vous de ces existences irritées contre I’ existence. L’ivrogne contemple cette suite de remords et de crimes, et boit un verre de plus.
Il y a plus d’un genre d’ivresse, et ce redoutable mot a aussi plus d’un sens. Mais dans toutes il y a un refus de réfléchir, ou l’assurance d’avoir tort devant soi-même. Il y a un degré d’extravagance qui ne se guérit que par une extravagance pire. Le fanatisme est un très haut attribut ; car c’est la honte la plus grande de rougir devant l’esprit. Celui qui sent que la preuve est mauvaise court à la conséquence, et accomplit toute l’erreur possible. Le refus d’entendre est de fureur plus souvent que de paresse. Dans la moindre discussion cela se voit, et en proportion de la difficulté et de l’incertitude. Le faux va à l’excès du faux. Voyez comme les enragés de politique fuient le centre et refluent aux extrêmes. Ce sont des hommes, et même ce ne sont point des pires ; mais c’est l’imperfection de leurs pensées, c’est la difficulté même de penser qui les pique. D’où ces partis cannibales.
Nul n’échappe tout à fait à ce mouvement. Tout socialiste regarde au communisme, et sent comme une attraction par là, qui le guérirait du mal de composer. Tout modéré regarde de même vers le despotisme et la bienfaisante guerre, qui sont d’héroïques remèdes aussi, et une ivresse convoitée. L’emportement absout. Je comprends pourquoi les guerres religieuses furent féroces entre toutes ; féroces par la pensée ; tout cela par peur de douter. Il faut douter par provision ; c’est l’honneur que chacun doit rendre à son esprit. C’est le doute de faiblesse qui est humiliant, ou si l’on veut le doute reçu. Mais il y a un doute de force, qui vient de la plus ferme pensée et de la plus résolue. Ainsi Descartes a très bien commencé par rompre en ce difficile combat.
Libres Propos, Première série, Quatrième année, n°3, 15 juillet 1924