Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Je suis né simple soldat

Je suis né simple soldat. Les curés, qui m’enseignèrent ce qu’ils savaient et que je sus promptement aussi bien qu’eux, ne s’y trompèrent jamais ; et ils considéraient mes étonnantes versions à peu près comme nous faisons pour les nids d’oiseaux ou l’hydrographie du castor ; cela étonne en d’humbles bêtes. Un bon nombre de mes camarades étaient nés officiers, et je le reconnus tout de suite, car ils me traitaient sans façon et lançaient ma casquette dans les arbres. À quoi je trouvai un remède, qui était de lancer un bon coup de poing de temps en temps. Plus tard, je me protégeai plus élégamment par un genre de raillerie redoutable. Ce que j’écris ici n’est donc point pour me plaindre de mon sort, mais plutôt pour rendre compte de mes opinions à ceux qui s’en étonnent et même s’en attristent ; cela vient de ce qu’ils sont nés officiers. Non point sots ; il n’y a point tant de sots ; mais plutôt persuadés qu’il y a des hommes qui sont nés pour commander, et qu’ils sont de ceux-là. Et c’est ce que je reconnais de fort loin à un certain air de suffisance et de sécurité, comme s’ils étaient précédés d’une police invisible qui éloigne la canaille. J’en vois de tous métiers, les uns officiers dans le sens propre, d’autres, épiciers, d’autres, curés, d’autres, profes­seurs, journalistes, portiers, ou suisses d’église. Ils ont ceci de commun qu’ils sont assurés qu’un blâme de leur part ou seulement un avertissement me feront abandonner aussitôt mes opinions de simple soldat ; espérance toujours trompée.

 

Stanley Kubrick : les Sentiers de la Gloire, 1957

 

Plus tard, et alors que j’étais mêlé, par grand hasard, aux docteurs de la loi, j’ai re­connu un de mes frères dans un boursier qui ne se privait pas d’enlever les premières places à des officiers de naissance ; on ne lui en faisait pas reproche, mais plutôt de garder, avec ces avantages, une manière de juger qui ne s’y accordait point. « Com­ment ? Vous qui êtes boursier… » ; cela fut dit plus d’une fois, avec une nuance de tristesse, par un politique du Temps, qui était né colonel. Ce boursier était de première force pour le grec et le latin ; mais il manquait de ruse. C’est un crime que de manquer d’ambition, et c’est une faute de le laisser voir aux voleurs de casquettes, comme je le compris vers ma septième année.

J’aime les socialistes cotisants, et je suis disposé par sentiment à me trouver toujours avec eux, « pour le meilleur et pour le pire », comme dit le proverbe. Mais, dans leurs chefs de section et dans leurs prêcheurs de doctrine, j’ai presque toujours reconnu l’officier né ; d’où une prompte retraite dans le marais des misérables gre­nouilles radicales, toujours piétinées par l’orgueilleuse doctrine. Je fais une exception pour Jaurès, en qui j’ai reconnu du plus loin le simple soldat de vraie vocation ; à ce signe notamment, qu’il n’a jamais cherché à me convaincre, et qu’il n’y a même pas pensé. Me voilà donc boursier toujours, et toujours mal pensant ; toujours revenant à dire ce que toutes les grenouilles pensent, d’être ainsi piétinées ; toujours à dire ce qu’elles ne savent pas dire ou ce qu’elles n’osent pas dire ; retournant ainsi, noire ingratitude, la rhétorique contre ceux qui me l’ont apprise, et piquant César avec mon coupe-choux. Un bon diable, et grand ami à moi toujours, quoiqu’il ait pris des airs d’adjudant, m’a jugé d’un mot, comme je revenais de la guerre. « Soldat mécontent », a-t-il dit. Veuillez bien comprendre combien notre politique serait simple et claire, s’il était interdit de parler ou d’écrire à ceux qui ne sont pas au moins capitaines,

16 juin 1922.

Print Friendly, PDF & Email