Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le règne des sots

Il fut un temps où la Ligue civique faisait afficher sur tous les murs une sorte de maxime juridique. « On ne discute pas avec des bandits ; on les juge ». J’ai pensé plus d’une fois à compléter cette affiche par une autre, qui aurait rappelé que « Nul n’est juge en sa propre cause ». Je ne l’ai point fait, de peur d’être mis en prison. C’était le temps où les sots gouvernaient par la terreur.

C’est bien la sottise qui m’irritait là ; sottise en quelque sorte voulue, et par des hommes qui, pour la plupart, auraient pensé de façon correcte en d’autres temps. J’ai supporté difficilement ce régime de guerre, où je voyais que les hommes de bon sens passaient les uns après les autres dans le camp des enragés. Et cela jetterait aisément dans la sottise opposée, qui, comme je dis souvent, est la même sottise, une idée et sa négation formant ensemble une seule et même idée, comme le médaillon en relief et le moule en creux représentant la même figure.

Sottise est chose écrite ou parlée, qui ne dit pas ce qu’elle croit dire. C’est pourquoi il est bon d’en juger en grammairien, en rétablissant les mots dans leur sens ordinaire. Nul ne confond la vengeance, qui est l’acte de la partie lésée, avec le jugement, qui est l’acte de l’arbitre. S’ils avaient écrit sur les murs simplement ceci : « N’oublions pas la vengeance », ils auraient mieux dit ce qu’ils voulaient dire. Et pour moi, qui aime les opinions dès qu’elles ont un sens, j’aurais reconnu dans ce cri la forme humaine, que je prends sans peine comme elle est. Un homme qui part pour se venger, je m’en gare comme d’une pierre lancée. C’est un mal passager. Si vite que la pierre soit lancée, je sais qu’elle retombera. La violence ne va pas loin, parce que le corps humain ne saurait être disposé longtemps de la même manière. L’homme le plus violent finira par dormir, ou par avoir faim. Au pire il tuera ou sera tué. Et si les membres de la Ligue civique étaient bravement partis pour la guerre à la manière des Collignon et des Dayet, que l’âge n’arrêta point, je n’avais qu’à attendre. La guerre, dès qu’on la fait à portée de fusil, calme les passions à ce point que je me crois capable, d’après les discours, de deviner si un homme a fait la guerre ou non.

Une phrase mal faite est autrement redoutable. Car la bonne volonté commune, qui est notre espérance, risque d’en être étourdie et détournée. Les hommes savent bien qu’il n’y a pas de paix sans justice ; et ils se dirigent par là, les yeux toujours fixés vers le bien, mais trompés par les ombres interposées. Et si, dans ce mot vénérable de justice, ils croient trouver encore la guerre, s’il leur semble que le droit exige quelque coup de force, alors, même sans colère, ils reprennent les armes. C’est pourquoi les faiseurs d’ombres et d’opinions fausses sont les plus redoutables des hommes. C’est la pensée qui fait la guerre. Et, après tant de jours passés, cette pauvre maxime, qui n’est plus sur les murs, projette encore son ombre de pensée en beaucoup d’esprits. Et ceux qui n’y croient pas en ont peur ; autre manière d’y croire.

12 Avril 1921.

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