Il est tout naturel que tous ceux qui entrent dans le palais de la Roulette deviennent un peu fous. Tout jeu de hasard donne une folie agréable, qui nous ramène au temps des dieux et des poèmes.
Notre sagesse, autant que nous pouvons avoir de sagesse, vient de la prévision, c’est-à-dire de la connaissance des causes et des lois. Nous savons qu’il faut semer, et non prier, pour que la moisson pousse, et que ce sont les virages en vitesse et le frein qui usent les pneus, et non quelque malin génie. Ainsi nous apprenons à aimer les moyens en pensant à la fin, et à accepter une petite peine afin d’en éviter une grande. Voilà ce que c’est que la raison, et comment elle nous conduit au travail et à l’épargne.
Mais les hommes n’ont pas toujours vécu ainsi ; car la succession des causes et des effets n’est pas souvent visible, par suite de l’entrecroisement des causes ; on peut semer et ne rien récolter ; on peut mourir par trop de prudence, et se sauver par folle imprudence ; l’alcool nous guérit du choléra ; la fumée étouffe l’homme et conserve le jambon. J’imagine que les hommes vécurent longtemps dans l’univers comme nous vivons dans nos rêves ; c’est pourquoi ils ne pouvaient pas savoir qu’un rêve n’est qu’un rêve ; c’est pourquoi ils croyaient que les morts reviennent, et que toute chose peut suivre toute chose selon la force du désir ; ils voyaient le monde comme une bataille de désirs. De là la poésie, la paresse et la prière.

musée d’art Kimbell, Fort Worth (États-Unis)
Ce naïf sauvage est loin de nous maintenant ; mais il vit en nous tout de même, car la vie n’oublie rien ; elle est comme une bobine sur laquelle un fil s’enroule ; le fil d’aujourd’hui cache celui d’hier. Et puis la sagesse est souvent ennuyeuse ; on pourrait même dire qu’elle l’est toujours ; il est ennuyeux d’attendre, de compter et de mesurer les moyens. C’est une vie retenue qui ronge le mors. Aussi nous aimons la poésie et les images obéissantes ; et nous regrettons de n’avoir pas souhaité, quand nous voyons filer une étoile. Tous les contes de nourrice nous prennent à l’estomac.
Il faut considérer la roulette comme une invention merveilleuse, qui rétablit le désordre dans les choses. Car la prévision est rendue impossible, et le travail ne sert à rien ; on peut raisonnablement tout craindre et tout espérer. L’ouvrier de la dernière heure reçoit autant que les autres, et même plus. La prudence est enfin méprisée ; la justice est enfin chassée, et le souriant Espoir règne de nouveau sur les hommes.
19 août 1907
