Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

La croix

Pâques, c’est résurrection. Le brouillard fond, les sentiers au loin s’éclairent, la terre nue est criblée de rayons. L’ombre d’une aile m’invite au voyage. Les bruits ont des ailes ; ils bondissent dans un ciel d’argent ; c’est une idée naturelle en ce temps-ci de chercher en l’air des cloches qui passent. Les métaphores ne sont presque plus métaphores ; ce monde qui se réveille les porte toutes. La religion m’est aussi claire qu’un homme qui chanterait selon son plaisir. C’est le temps de se réconcilier, d’oublier neige, torrent et boue, de vivre selon la foi et l’espérance. J’ai très bien compris ; je n’ai pas besoin de votre sermon ; je le fais mieux que vous.

Ici tout se brouille. Une croix au carrefour. Que me veut cette croix ? Que dois-je comprendre ? Voilà une terrible métaphore. Vous l’adoucissez. Ce Dieu pendu semble dormir. Mais l’imagination serait en moi tout à fait morte si je n’arrivais pas à penser à ces mains percées, à ce poids du corps qui déchire les plaies, à cette honte d’un homme nu expirant aux yeux de tous. Par des clous, choses humaines ; sur une croix, chose humaine, charpente. La nature verse vainement sa lumière d’or. Je pense aux hommes. Où vont me conduire ces pensées-là ? Quel est cet autre sermon ? Étrange sermon. J’y entends les épreuves de cette vie, et l’assurance d’un dieu tout proche de moi ; j’ai compris ; ce dieu, c’est l’homme. Je veux bien me fier à l’homme, et prier l’homme. Mais, mon cher curé, vous ne pouvez pourtant pas me cacher tout à fait cette terrible histoire, d’un juste mis en croix par les pouvoirs. Si c’était une exception, nous l’aurions oubliée. On n’élèverait pas ce scandaleux signe aux carrefours. Tout le monde dirait : « Ce temps de barbarie et d’aveuglement est passé. À bas la croix ! À bas le supplice du juste ! » Et que pensera Monsieur le Préfet ? car c’est Pilate lui-même. Il est vrai qu’un préfet ne pense rien sur rien. Mais moi, que dois-je penser ? N’y a-t-il pas un violent contraste entre cette fête de la nature et ces maux humains, seulement humains, que vous voulez me rappeler en ce temps même de la Pâque riante ?

 

 

Edvard Munch - Golgotha (1900)
Edvard Munch (1863-1944): Golgotha, 1900, musée Munch, Oslo

 

La commémoration en novembre, je la comprends ; car l’année meurt. Aussi ne s’agit-il pas maintenant des misères naturelles. Non. Mais plutôt, en contraste avec la joie et l’amour, on me représente ici les maux que nous préparent la peur, l’ambition, l’infatuation, la frivolité, l’avarice, réunies en leur conseil secret. Songez qu’il n’y a presque pas de délibération entre les puissances qui ne prépare des maux inouïs pour les meilleurs. Tranquillement, vertueusement, et déjà se lavant les mains, selon le geste éternel de Pilate. Tout cela la croix nous le jette au visage. Je m’étonne que César n’ait pas fait arracher toutes les croix. Mais ici César, si cette idée lui vient, montre étrangement les dents, en une sorte de rire ; car il sait bien que ses préfets et ses évêques ont porté les pensées humaines à ce point de confusion que les pouvoirs se couvrent de la croix, et que ce sont les amis de la justice qui arrachent les croix.

Cependant le signe parle. Au carrefour, il indique la route. Car la croix ne peut pas ne pas signifier premièrement l’aveuglement de César. Aveuglement d’institution, non de hasard. Ce n’est pas par hasard que l’ambitieux trouble la paix pascale et le grand serment d’amitié. Le juste prix, c’est ce qu’il nomme pauvreté ; et la paix sur la terre c’est son désert. Non qu’il pense jamais cela. Mais son suave désir et sa propre éloquence, si douce à son cœur, le persuadent de ceci, que le gain et la gloire sont bien aisément lavés du travail et du sang. C’est ainsi qu’à force de faire briller la croix d’or, il y efface tout à fait l’image du juste. Oui, à ce même soleil il fait briller sa croix, à ce soleil du printemps, à ce soleil des offensives, souvenez-vous.

 

La Lumière, 11 avril 1931

Libres Propos, Nouvelle Série, Cinquième année, n°4, avril 1931 (XXIX)

1935 SE XV « La croix »

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