Cruauté des rois Mérovingiens ! Voilà ce que je lis dans un résumé d’histoire. Et quelle idée les enfants formeront-ils de l’homme ? Ils croiront que l’homme est devenu meilleur ; ils se fieront à l’homme. De cette idée folle naîtront les rêves politiques, les tyrannies, les guerres ; car l’indignation vient toujours d’un choc que l’on reçoit de la situation humaine, trop souvent injurieuse à l’homme. Or je veux que l’on se fie à l’homme, d’après la noble idée de l’égalité ; mais je veux aussi que l’on pèse le risque, d’après cette même idée. Car mon semblable est souvent généreux et sublime, toujours profond par le sentiment et par les pensées ; mais on ne peut pas dire qu’il soit doux, mon cher semblable. À le contrarier vous le trouverez encore raisonnable ; mais si vous l’insultez, gare à vous ! Après cela si, non content d’avoir éveillé en lui l’honneur, déjà assez redoutable, si vous allez éveiller en lui la justice, alors ce sera pire. La vertu fait plus de massacres et de vengeances que le vice. Il faut s’y attendre, d’après la façon dont l’homme est bâti. L’impatience est la loi de ses mouvements. Il a bientôt tordu ce qui lui résiste, ne regardant guère si c’est inerte ou vivant. Or, ce qu’il faut encore savoir, c’est que l’homme est bien plus terrible à l’homme qu’il ne l’est aux bêtes. Pourquoi ? Parce que l’homme est son semblable. Parce que l’homme a le privilège de l’insulter. Parce que l’homme oppose un droit à son droit, un droit incontestable, un droit reconnu ; d’où il résulte qu’une faible différence d’opinion irrite, que la contradiction n’est pas supportée, et que la liberté n’est jamais laissée que sous la condition de l’accord, qu’on nomme quelquefois aussi la condition d’en bien user. Le père frappe l’enfant parce qu’il le voit indigne du sang et indigne du nom ; cela ajoute à la colère une noble colère.
C’est une très bonne méthode de remonter du temps présent aux temps passés et d’éclairer l’histoire qui nous est racontée d’après celle que nous voyons. Mais peut-être est-il ordinaire, que l’on voie très mal le temps présent, d’où vient que nos prédécesseurs nous semblent des monstres. Sans remonter à Clovis, on peut comprendre la Saint-Barthélemy d’après ces partisans féroces que nous voyons courir un peu partout. Le sang et la torture ne sont pas loin de nous. Mussoliniens et Hitlériens frappent vite et fort, et cela explique assez l’unité qu’ils montrent avec orgueil. On sait que la Révolution russe n’a pas été plus douce que la nôtre ; et encore maintenant le pouvoir russe a des réactions fort brutales. J’avoue sans difficulté que les principes de la Révolution russe me paraissent se rapprocher beaucoup de la justice universelle. Mais certainement les autres tyrans sont assurés eux aussi de faire une œuvre grande et belle ; et les massacreurs de protestants croyaient aussi servir la religion et Dieu. La cruauté est le moyen des honnêtes gens, car ils se savent bons, et leur conscience les absout.
Pendant la grande guerre ceux qui n’étaient pas cruels étaient réputés traîtres. Et j’y vois même cette nuance qu’alors il n’était pas permis d’avoir pitié même de ses plus sûrs amis. Il s’agissait toujours de massacrer, et même très explicitement de massacrer les meilleurs. Un chef qui passait pour humain disait très bien à un régiment d’élite dix fois renouvelé : « Vous avez fait beaucoup ; je me propose de vous demander plus encore ». Ces mots paraissent simples et grands si on ne pense pas aux yeux brûlés, aux membres arrachés, aux ventres défoncés, et choses de ce genre. Mais direz-vous que celui qui ordonne ces choses soit moins cruel parce qu’il se défend d’y penser ? Ce que je vois d’effrayant dans nos guerres, c’est qu’elles sont préparées et faites par d’honnêtes gens qui ne veulent que notre bien. Assurément ils ne sont pas méchants. Mais y a-t-il des méchants ? Ceux qui passent pour méchants auront toujours à invoquer quelque nécessité mêlée à quelque bonne intention. Croyez-vous que nos réformateurs qui défilent par rangs soient des méchants ? Croyez-vous que leur chef soit un méchant ? Au contraire ils se disent et se croient bons ; ils sont nos amis. C’est pour notre bien qu’ils ont résolu de nous crever les yeux et le ventre à la première occasion. D’après ces beaux projets, imaginez ce que seraient les supplices si la fureur de venger les morts s’ajoutait à l’ardeur de réformer l’État. Vous direz que le bien se fait toujours par un certain massacre. Je désire, pour ma part, que l’on essaie autrement. En attendant ne dites pas que les anciens étaient cruels, ce qui implique que les modernes le sont moins. L’adoucissement vient en réalité de ce que le pouvoir absolu a reculé un peu. Mais dès que l’on revient au système du maître fort, alors la torture revient aussitôt, car c’est le moyen de l’orgueil, toujours impuissant à faire plier les volontés, toujours à la recherche d’une humiliation nouvelle pour celui qui refuse d’adorer.
La Lumière, 7 Septembre 1935
Libres Propos, Nouvelle série, Neuvième Année, n°9, 30 septembre 1935 (LXXIV)
1939 SM2 CXIX « La cruauté dans l’histoire »