Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

La grande amitié

Nous disons : « paresseux, menteur, voleur, traître, assassin » suivant les cas. Epictète ne dit qu’un seul mot : « Esclave ». Un seul mot pour tous ces hommes ; un même jugement pour toutes ces fautes. C’est piquer l’homme au bon endroit. Car tout homme méprise aisément ce qui est loi ; et même d’un coup de talon il s’élève aisément au-dessus du bien et du mal ; mais il n’arrive pas du même mouvement à mépriser son propre décret ; c’est pourquoi l’on trouve un honneur et un respect du serment, même en ceux qui ne respectent rien ; surtout en ceux-là. C’est pourquoi on peut se fier à la parole d’un voleur, pourvu qu’elle soit libre. Le monstre se trouve enchaîné par là. Gobseck lui-même exécute sa promesse, justement parce que rien au monde ne peut l’y contraindre. Ce trait achève un des plus beaux portraits et peut-être le plus difficile ; tous les autres traits s’humanisent par celui-là. Ce qu’il y a peut-être de faible en Jean Valjean, ce n’est point cette conversion devant l’homme évangélique ; mais c’est plutôt qu’ils sont tous les deux trop au-dessus de l’ordinaire. Ce sont des dieux très mal déguisés.

Selon la sublime légende des anciens les dieux se déguisaient mieux ; il fallait se méfier même de la pire apparence ; il y avait toujours risque que la forme humaine la plus dégradée que l’on trouvait à sa porte fût Jupiter lui-même, gardien de l’Hospitalité. De cette seule supposition naissait un contrat non écrit et une amitié qui se retrouvait encore dans les enfants et les enfants des enfants, jusqu’à arrêter les épées. Ainsi la plus libre alliance était aussi la plus sainte.

Il y a une impiété essentielle dans ces maximes que j’entends sur la force et sur ce faux respect qui va à la force. « Donnant, donnant, et garde-toi comme je me garde », c’est une maxime des échanges, mais purement extérieure. Les hommes font les méchants par l’embarras de donner ; car donner n’a point de mesure ; et il faut des semblants de voleur pour que l’on trouve le juste prix. Aucune affaire ne se fait entre voleurs, mais toutes entre amis ; et cette bonne foi qu’on ne voit pas est le sel des affaires ; tout pourrirait vite si le fond répondait aux apparences, et sachez bien que dans la Ruhr le soldat fait son contrat d’hospitalité, sans aucune parole, avec l’ennemi qu’il voit ; la paix est partout, diffuse partout ; la guerre n’est pas substantielle, mais d’apparence et comme abstraite ; aussi ceux qui s’irritent se tiennent loin, et conservent leur misanthropie dans le cercle de la timidité, vêtement et déguisement. Le plus sombre des politiques a encore un père Joseph auquel il se fie ; et c’est n’importe qui ; mais la seule confiance lui donne l’éclat du diamant, et le prix. La guerre vit par l’amitié. Chacun se meut, en ses moindres actes, sous la loi de Jupiter Hospitalier. C’est un dieu enfermé, qui frappe à ta porte ; frappe aussi à cette porte, et la lumière s’allumera.

8 Mars 1923.

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