Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Propos universels

Un peu de catholicisme ne nuit pas. Un lecteur inconnu reprend cette étrange pensée dans mes propos, voulant comprendre que je cherche après tant d’autres un peu de poésie dans la religion, afin de réchauffer l’esprit positif, un peu abstrait et froid. Ce n’est point faux radicalement, mais ce serait une manière extérieure encore de rattacher le passé au présent. Mon lecteur, et tous ceux qui veulent méditer utilement là-dessus, feront bien de repasser, selon les idées de Comte, l’ensemble de l’histoire humaine, mais en surmontant cette conception, elle-même métaphysique, qu’il y a des idées d’imagination sans aucune vérité, et dont le cœur ne peut se passer. Peut-être Comte a-t-il encore cédé à un préjugé puissant, quoique purement négatif, quand il a voulu loger le sentiment dans le derrière de la tête. Sentiment est pressentiment de raison ; raison est sentiment développé. Le cœur n’a rien perdu. Les dieux sont nos métaphores, et nos métaphores sont nos pensées. Un ami précieux et assez bourru a bien voulu me dire, il y a peut-être dix ans, que j’étais, plutôt que toute autre chose, une espèce de poète. Il se peut. Lisant Chateaubriand ces temps-ci, j’étais forcé de me reconnaître comme un fils indigne de cet homme-là. Mais si je ne fais pas sonner mes phrases comme le bûcheron sa hache, ainsi qu’il fait, je vise à débrouiller mieux que lui cet amour triste qui le portait toujours en arrière. Le temps a passé depuis lui, et ce n’est point le catholicisme qui a développé la vérité du catholicisme. Comprendre c’est toujours dépasser ; le temps nous y aide, mais il faut aider aussi le temps.

Il faut penser sur des exemples, sans quoi cet immense sujet engloutira nos faibles voiles. L’Église a réalisé le catéchisme pour tous et la société internationale des esprits. Cette audacieuse entreprise dépassait de loin ce que Socrate et Marc-Aurèle pouvaient espérer. Le moindre esclave, le fils d’un serf ou d’un bohémien errant avait les mêmes droits que d’autres à lire et à entendre dans le Livre universel. L’esprit éternel était finalement juge de tous les rois et de toutes les puissances. La maison commune s’élevait au-dessus des échoppes artisanes, et la puissance n’y était reçue fraternellement que sous la condition d’être juste. Les valeurs s’ordonnaient comme il était convenable ; l’ordre humain se montrait. Mais les forces reprirent cette province nouvelle. Je me souviens qu’au petit collège de curés où j’ai commencé mes études, il y avait une inégalité choquante entre les riches et les pauvres. C’est au lycée seulement, et chez les incrédules, que j’ai retrouvé l’égalité catholique. Le trésor ne s’est pas perdu ; il a changé de mains.

Et le catéchisme non plus ne s’est pas perdu ; il s’est conservé et enrichi de toute science et de toute doctrine. L’idée de l’esprit universel a trouvé son corps, sa force et ses preuves ; toute démonstration est une preuve de l’esprit universel ; tout fait est une preuve de l’esprit universel, car aucune perception ne vaut que par l’universel assentiment ; les rêves et les visions, les dieux eux-mêmes sont des perceptions individuelles, mêlées de nos humeurs, non accordées encore aux perceptions de nos frères les hommes. C’est selon un admirable pressentiment que les temples, lieux des prodiges, effacèrent les prodiges et firent l’union des esprits par leur masse solide et ordonnée, où les perspectives, les symétries et les ressemblances ramenaient les différentes vues à un seul objet. D’où l’on vint à épeler la grande forêt de l’expérience réelle, chacun de sa place témoignant pour tous. Mais où cette science maintenant ? Où cette fraternité ? Où cette paix promise ? Hors du temple. L’Évangile, en cette dernière guerre, fut bravé par les prêtres ; et le grand pasteur ne sut rien faire de cette puissance qu’il veut avoir sur les esprits rebelles. Le Te Deum fut chanté dans la maison commune. Insulte à l’Église Universelle, insulte à la communion des hommes, dans le temple même. Mais, hors du temple, malédiction sur tous les violents, absolution sur tous ceux qui ont payé de leur vie. Par qui ? Par l’Église muette, formée aux arts et aux sciences. Église mêlée aux foules, faite de tous ceux qui ont eu communication de raison, et par qui l’esprit universel devait s’étendre et se manifester. Ainsi se formait l’universelle amitié ; l’Église positive est pleine d’amis qui s’ignorent. C’est cette Église qui a excommunié la guerre. C’est là que l’ancienne Église a répandu ses forces spirituelles ; la religion vit sous la forme de l’irréligion. Il ne faut donc point dire que l’autre Église est morte. Frappez sur son tombeau, il est vide.

25 août 1921.

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