Au Comité de la Ligue des Droits du Chien, il s’éleva un grand débat sur les droits de l’homme. « On peut se demander, dit le caniche, si l’état de domestication où nous voyons vivre l’homme depuis tant de siècles tient à une insuffisance réelle de sa nature, ou bien à quelque violente spoliation dont le souvenir ne s’est point conservé. Certes, on n’a jamais vu un chien construire lui-même sa niche, ni préparer sa soupe, ni découper et faire rôtir les viandes ; toujours l’homme s’est trouvé chargé de ces serviles travaux, jusqu’à ce point qu’on dirait presque qu’il les fait par plaisir. On peut même dire que, sans l’admirable instinct de son frère inférieur, jamais le chien n’aurait pensé à se nourrir de blé ou de betterave ; jamais le chien n’aurait connu ni le pain ni le sucre. De temps immémorial nous prélevons sur ces provisions de l’homme ce qui nous est agréable, de la même manière que l’homme dépouille les abeilles, s’il faut en croire de patients observateurs. Seulement il faut reconnaître que l’industrie humaine l’emporte de loin sur celle des abeilles. L’homme fait miel et douceur de toutes choses ; et si fabriquer était la même chose que savoir, il faudrait dire que l’homme est bien savant. Toutefois cet esclavage où nous le tenons sans beaucoup de peine, et quoiqu’il soit bien plus fort que nous, laisse supposer qu’il ne pense pas plus, en toutes ses inventions, que les abeilles quand elles font leur miel. L’esprit se perd en conjectures lorsqu’il vient à scruter ces étonnants travaux, ces immenses édifices, ce feu bienfaisant, ces tapis, ces lumières qui prolongent le jour, enfin tous ces biens dont nous jouissons paresseusement. Sont-ce des fruits d’une intelligence prise à ses propres pièges, ou bien faut-il dire que ces industries résultent de la structure merveilleuse de la main humaine, comme on l’a proposé ? Le fait est que l’espèce humaine travaille, pendant que le chien se repose, rêve, et contemple. Mais il est bien permis de supposer qu’une telle suite de travaux, dont chacun en exige aussitôt un autre, et qui tous supposent une continuelle vigilance, occupent à ce point l’attention qu’elle n’a jamais le loisir de réfléchir sur elle-même et enfin de juger cet état de choses paradoxal, où le chien se trouve nourri, logé, protégé et choyé par l’homme sans exercer sur lui aucune contrainte. »
« Certes, disait le caniche, c’est quelque chose de pouvoir juger. Mais on peut se demander si cette heureuse liberté de l’esprit serait possible sans la coopération de l’intelligence enchaînée. Que serait notre existence, et surtout nocturne, si ces monstres des anciens récits, lions, hyènes, chacals, sangliers nous guettaient au fond des halliers impénétrables ? Sans doute serions-nous occupés à combattre, à guetter, à fuir, sans ces précieuses clôtures, sans ces barrières, ces murs et ces portes, derrière lesquels il faut convenir que nous veillons encore par une terreur sans doute héréditaire. Quel instinct de gardien et de protecteur tire l’homme de son sommeil, le jette en alarme et surveillance au premier appel du chien ? Messieurs, j’aperçois en tout cela une étonnante harmonie ; car le propre de l’intelligence est de prévoir de loin, et de former même l’idée d’un danger possible, d’après les plus légers signes ; au lieu que l’instinct va à ses travaux avec une sécurité presque stupide. Ainsi, par les voies de la nature, prudence et puissance se trouvent séparées, comme il convient pour la perfection de l’une et de l’autre, et en même temps la puissance est subordonnée à la prudence. L’esprit, père de la peur, a des gardiens sans peur. Cet arrangement n’est pas l’effet du hasard. Une providence supérieure se fait voir ici. Il fallait cette ruche humaine et ces constants travaux pour que l’existence s’apparût enfin à elle-même, justement dans ce caniche qui tient son homme en laisse, et qui, libre de soins, choisit de deviner les mouvements de l’ingénieux animal, au lieu de les changer. »
« Fort bien, dit le gros chien, mais n’oublions pas que la faute, dès que l’on pense à l’homme, est de lui supposer des pensées. Je crois que tous ses travaux sont la suite de ses mains, un jeu de ses mains, et qu’il s’est trouvé attaché à nous par une laisse bien avant d’y comprendre quelque chose. Pour moi, j’aime cette naïveté et je lui fais fête. Les travaux sont des accumulations ; toujours ils sont faits, et les pensées viennent trop tard ; homme et chien forment un composé très ancien. Prenons-en notre parti ; ce composé est une amitié de fait plus ou moins reconnue et c’est en ce sens qu’il y a des droits de l’homme. »
10 octobre 1925
L’Émancipation, 25 octobre 1925 (LIII)