Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

A la recherche du temps perdu

Ceux qui s’en vont à la recherche du temps perdu n’ont point le visage tourné vers le passé. Cette situation est contre nature et presque impossible ; nous ne savons point vivre à rebours ; mais au contraire bondissant jusqu’à un moment de notre âge, nous recommençons à vivre en pensée selon la suite véritable, marchant toujours du passé à l’avenir. L’autre manière, qui remonte le cours du temps, est abstraite, et convient à la recherche d’un nom, d’une date ou d’une rencontre ; ici le raisonnement nous conduit. Nous nous disons, parlant et discutant en dedans de nous : « C’était avant les fêtes de juillet ; car cette année-là nous les vîmes au bord de la mer. » « C’était avant mon deuxième examen, car je me souviens que j’en avais bien peur ». Chacun est alors historien ; ce thème convient pour la table de famille ; la chronologie s’élabore en allant du présent au passé ; et c’est ainsi qu’Halley cherchait sa comète dans les chroniques, après avoir d’abord recueilli les observations des astronomes, plus récentes et mieux déterminées.

L’autre souvenir est solitaire, et proprement romantique. De nouveau je pars ; de nouveau je devine avant de savoir ; j’imagine d’abord d’après des noms et des récits ; puis je vois les choses de loin, d’ensemble, et mal ; puis je m’approche et je fais le tour de chacune, enfin cueillie et bientôt desséchée. Comme on voit si bien dans Proust. Le réveil se fait par un rêve où les choses sont toutes, mais d’abord en reflets et conjectures ; l’apparence premièrement. Le monde finit par se montrer ; il n’est jamais comme on croyait. Ce voyage de la poésie à la prose définit le roman. Et l’on voit par cette remarque que l’historien n’est pas romancier du tout ; l’historien n’a point de jeunesse ; à chaque moment il nous dit tout ce qu’il sait. Il ne tend point d’abord cette pellicule sur laquelle se projettent des images déformées. Il n’a point de perspectives sur ce qui est ni sur ce qui sera : il est partout à la fois. Au contraire, ce qu’ont essayé Stendhal de Waterloo et Tolstoï d’Austerlitz, pages justement fameuses, est proprement romanesque. Ces peintures ont de la jeunesse ; l’avenir ne s’y dessine point comme il sera.

Celui qui se souvient ainsi, le visage tourné vers l’avenir, sait pourtant bien où il va. Comme le héros du Lys quand pour la première fois il voit sa chère vallée. L’effet de cette poésie est tel que l’avenir est pressenti, quoique caché. Nous marchons à l’avenir, mais cet avenir est passé et nous le savons bien ; irrévocable, nous le savons bien. En ces jeux du souvenir, l’avenir s’offre donc comme irrévocable et déjà accompli. Cette étrange idée marque toutes nos espérances. D’où un renversement des notions, qui nous fait dire, quand l’avenir s’est fait, qu’il était déjà et que toute vie est écrite d’avance. Nous lisons le moment d’aujourd’hui comme une page de roman ; il nous semble que la suite est entre nos doigts. Cette idée fataliste a régné sur les hommes, après l’idée du merveilleux ou du miracle, qui est tout autre et qui vient du rêve où en effet rien n’est impossible. Il y a longtemps qu’on ne croit plus au rêve ; mais on croit encore au souvenir, parce qu’on n’y a point pensé avec réflexion ; et c’est le jeu du souvenir qui a fondé cette autre idée, opposée au merveilleux, à savoir que tout est impossible hors ce qui sera. Et cette idée n’est pas mieux fondée que l’autre. Sans doute sommes-nous à l’âge où l’idée que l’on peut faire l’avenir sera à son tour efficace, le pressentiment devenant un objet de musée, ainsi que les autres dieux.

 

Propos de littérature, Pléiade vol. 1, 10 juin 1923

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