Séverine propose la grève aux armées. Il faut dominer les sentiments généreux aussi, et penser juste, autant qu’on pourra. Certes, si nous avions en France quelques milliers de femmes qui ressemblent à celle-là, aucune guerre ne serait possible. Mais enfin les femmes de ce modèle se sont comptées en l’an quatorze; elles étaient bien trente. L’opinion est si forte, et les passions sont à ce point mêlées, que les femmes pousseraient les hommes à la guerre; je dis presque toutes. Et quand les femmes se jetteraient au-devant des hommes, les hommes iraient encore, par peur, par colère, par pudeur virile. Tout cela est mêlé et difficile. L’art politique et surtout l’art militaire ont plus d’une ressource, et font réussir le courage de tout, même de la terreur. Je me permets de dire, après suffisante méditation et suffisante expérience, que ces apôtres et prêcheurs, ceux du moins dont j’ai lu les dis cours, n’ont pas considéré assez attentivement tous les ressorts de la redoutable machine. Je mets Romain Rolland à part, qui dans sa Liluli1, éclaire certaines parties de la chose, et même presque toutes; mais Romain Rolland n’a pas trouvé le remède; il le cherche seulement; et je devine qu’il ne le voit pas si simple. Et qui ne com prend que si une grève des soldats avait quelque chance de réussir, elle serait alors inutile ?
En l’an quinze, et les pieds dans la boue militaire, je commençai à mettre par écrit toutes les remarques que je croyais capables de changer un peu les opinions communes touchant la guerre et la paix. Une faible connaissance des vraies causes, en ce qui concerne le courage et aussi l’admiration, suffirait, à ce que je crois pour dissiper la colossale apparence. J’en fis un livre qui, après plu sieurs années de guerre et de paix, va enfin paraître sous ce titre de Mars ou la Guerre jugée2• Non sans avoir rencontré quelques résistances, peut-être officielles; au reste je n’en sais rien. Résistances qui devaient de toute façon être vaines, puisqu’ici je reprendrai plus d’une fois les mêmes idées, les expliquant de même manière, et encore d’autres, ainsi que je l’ai promis aux cadavres et à moi même.
Cela posé, et qu’il plaise ou non à messieurs les poli tiques, je prends l’occasion de dire encore une fois que cette licence d’écrire est naturellement payée, selon mon opinion, de la résolution d’obéir. Je comprends la vie en société de cette façon que, s’ils sont tous fous de la même manière, à mon estime, ce jugement ne me dispense point du tout d’agir avec eux; et s’ils se mettent au danger, il n’y a point de raison pour que je n’y sois pas aussi, selon l’âge et les forces. Ce que j’en dis n’est point prudence, ni ruse. C’est doctrine longtemps méditée, et déjà une fois appliquée. Maintenant il m’est bien per mis de rire un peu en considérant que cette sagesse, qui me fut plus d’une fois pénible, équivaut à la manœuvre la plus rusée. Ainsi je n’aurai point la gloire d’être en prison; et vous n’aurez pas, amis, la peine de m’y apporter des oranges. Mais c’est peu d’échapper au monstre; je veux le persuader lui-même, ou tout au moins l’ébranler un peu. Oui, troubler même cette moustache militaire que j’ai si longtemps observée, et qui exprime ensemble l’irrésolution et la sécurité.
30 avril 1921.
1 – (1855-1929) ancienne collaboratrice de Jules Vallès, écrit dans L’Humanité dont elle se sépare en 1922.