Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

L’art des vers est sans doute le plus difficile

L’art des vers est sans doute le plus difficile, le plus émouvant, le plus caché aussi de tous les arts. Voltaire a écrit des milliers de vers, parmi lesquels il ne s’en trouve pas un qui soit beau. Chateaubriand approche de la poésie dans sa prose chantante ; mais quand il écrit en vers, il descend au-dessous de la prose la plus plate. On peut tout mettre en vers, le jeu d’échecs, le bilboquet, les jardins ; il n’y faut que de la patience. Mais les vrais vers, les beaux vers, veulent une sorte de patience aussi. Un beau poème mûrit lentement, comme un fruit. Où est la différence ? Peut-être comme d’un fruit naturel à un fruit en cire ; car il faut de la patience  pour fabriquer des fruits en cire.

Le vrai poème est un fruit de nature. C’est ce qui est senti aussitôt par l’oreille, dès qu’on l’entend, et encore mieux par la gorge et le souffle, et même par le corps tout entier, dès qu’on le lit à haute voix. C’est premièrement une sorte de musique, qui a physiologiquement raison, entendez qui est à la mesure de l’homme, qui règle comme il faut ses intimes mouvements, qui brasse, qui étire, qui délivre d’angoisse ce corps difficile. Nous sommes ainsi bâtis que presque toutes nos émotions sont des malheurs ; songez à cette timidité farouche, à cette impatience, à cette irritation, qui se voient déjà chez l’enfant, et pour les moindres causes. Nous sommes étrangement remués pour une serrure brouillée, pour un faux pas, pour une surprise, pour une réponse inattendue. C’est que tout alors est contracté, contrarié, étranglé. Le premier effet de la poésie, et avant même que l’on ait compris, est un effet de grâce, dans tous les sens de ce beau mot. Émouvante certes, elle l’est, et surprenante, car c’est un cri d’homme ; mais en même temps rassurante, déliante, heureuse, jusque dans la mélancolie, la tristesse, le tragique ; et le contraste est alors admirable entre ce que nous devrions éprouver et ce que nous sentons en effet.

Le poète est donc un homme qui, sous la touche du malheur, trouve une sorte de chant d’abord sans paroles, une certaine mesure du vers d’abord sans contenu, un avenir de sentiment qui sauvera toutes les pensées. Ces signes puissants subsistent dans le vrai poème, qui est toujours promesse de bonheur. Ce dernier mot est assez clair, par son double sens ; car on dit bonheur d’expression, et chacun comprend. Le poète, ainsi, cherche ses pensées, non pas par la voie de raison, mais par la vertu d’un rythme sain, qui attend des paroles. La grande affaire du poète, où il n’est jamais ni trop intelligent, ni trop savant, est de refuser ce qui convient à peu près au rythme, et d’attendre ce miracle des mots qui tombent juste, qui soient de longueur, de sonorité, de sens, exactement ce qu’il fallait. Et quelquefois le poète finit trop vite ; un mot de trop, un peu de remplissage. Comme les peintres disent volontiers d’un tableau : « Ce n’est pas assez peint », ainsi on peut bien dire de presque tout poème qu’il n’a pas mûri assez lentement. Du moins un beau vers a cette plénitude, cette perfection, cette réconciliation merveilleuse du rythme, de la rime et du sens.

Écrire est toujours un art plein de rencontres. La lettre la plus simple suppose un choix entre des milliers de mots, dont la plupart sont étrangers à ce que vous voulez dire ; vous attendez, vous choisissez. D’après quoi ? D’après une pensée que vous avez, que vous dessinez d’avance, mais qui n’aura toute sa précision que si vous avez patience et chance. Et ce n’est pourtant point poésie. Pourquoi ? Parce que la pensée ici marche la première, parce que vous voulez prouver ou expliquer quelque chose. Le poète n’a pas d’abord une pensée ; il vit, il sent, selon un certain régime, salutaire, convenable à la forme humaine. De ce rythme vital il part, et, ne le laissant jamais fléchir, il appelle les mots, il les ordonne d’après l’accent, le nombre, le son ; c’est ainsi qu’il découvre sa pensée. Et cela ne serait point possible s’il n’y avait, en tout langage, des harmonies cachées entre le son et le sens. Cette foi au langage est la foi propre au poète. Maintenant, n’attendez pas que les pensées qu’il trouve ainsi, en faisant sonner son corps, tuyau sonore, soient les pensées que vous attendez d’après la logique seulement. Au contraire, elles étonnent ; et vous devez vous y préparer par le rythme, c’est-à-dire par l’incantation, comme le poète a fait. C’est pourquoi, récitez d’abord, conformez-vous d’abord, et les pensées prendront un autre éclat, une autre puissance, par cet accord avec le plus profond sentiment. Disons simplement que ce seront des pensées.

1934

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