Quand on dit que tous les hommes poursuivent quelque plaisir, l’un de manger et boire, parce qu’il est ainsi fait, l’autre de s’enrichir, parce qu’il est ainsi fait, l’autre de se dévouer, parce qu’il est ainsi fait, on n’a rien dit encore, on n’éclaire point du tout l’homme. Car les plaisirs ne sont point en étalage, à prendre ou à laisser, comme des denrées. Par exemple le plaisir de lire n’est rien pour celui qui ne s’est pas exercé à lire ; de même le plaisir de peindre, ou le plaisir de grimper en montagne. Chacun doit gagner son plaisir, et je dirais plus, le tirer de lui-même à force de travail ; et je ne vois point du tout d’exception à cette règle. Il est vrai qu’on envie ceux qu’on voit qui ont du plaisir, et qu’on les imite ; mais ce mauvais départ est ce qui fait que l’on s’ennuie. L’ennui vient de ceci que l’on croit que le plaisir est en un certain lieu, et qu’on n’a qu’à le prendre. Mais c’est folie, évidemment, de se mettre à barbouiller afin d’avoir part au plaisir de peindre ; et le plaisir de l’amateur, malgré l’apparence, suppose aussi un apprentissage ; on pourrait bien dire que tout plaisir est la récompense du généreux ; car il faut donner d’abord.
Au vrai les hommes se jettent dans l’action ; ils y essaient leurs puissances ; ils cherchent passage pour un génie qui est captif en eux et qui se remue. Autant qu’ils règnent sur leurs actions, ils y trouvent du plaisir ; et il n’y a de peine aussi qu’à sentir l’esclavage et l’impuissance. C’est pourquoi le bien-être ne résout rien. Un bien reçu n’intéresse pas. Le Gobseck de Balzac n’est pas un de ces avares imaginés qui entassent ; c’est un homme qui exerce une puissance, et qui fait mouvoir les passions comme sur une scène. On s’étonne de voir qu’un avare ne jouit pas de son argent ; c’est que l’argent n’est pas tant un moyen de jouissance qu’un moyen de puissance. L’amitié est une puissance, et l’amour aussi. Chacun sait bien à quel niveau l’on descend si l’on cherche seulement les plaisirs tout faits, sans la puissance qui les relève. Ainsi toute ambition mène fort loin.
On ne veut pas tenir puissance d’un hasard, ou d’une méprise ; on veut un vrai et grand et libre pouvoir. Il se peut qu’un musicien ait pris d’abord comme fin d’être acclamé ; mais ce n’est que vanité. Néron prétendait au rang d’artiste ; mais l’idée seule que l’applaudissement était payé ou forcé annulait l’applaudissement. Chose étrange, et que tout le monde comprend très bien, on veut l’applaudissement libre ; c’est dire qu’on veut le mériter. Suivez maintenant le musicien en son travail ; ce qui compte pour lui, c’est le progrès qu’il sent et dont il est seul juge ; c’est la victoire, même si le public ne la mesure pas bien, c’est le développement selon la loi intérieure. Et là-dessus l’ancêtre Aristote a dit quelque chose de bien profond, c’est que les plaisirs sont les signes des puissances. Ainsi c’est par le plaisir même, tout intime, et sans témoin que lui, que l’artiste juge qu’il s’est dépassé lui-même. Alors, oui, l’applaudissement compte, parce qu’on le juge libre.
L’obéissance est une sorte d’applaudissement, et soumise aux mêmes règles. Car l’ambitieux veut être approuvé ; l’ambitieux, d’un mouvement sûr, passe continuellement de vanité à orgueil et d’orgueil à modestie ; il faut enfin qu’il se juge digne, et qu’il soit sévère pour lui-même ; autrement, il faut dire adieu au plaisir ; il faut mépriser les autres et soi, et s’étourdir d’apparences. La gloire est creuse si elle n’est que bruit. On loue mon courage. Que me fait cela, si je sais que j’ai couru comme une bête affolée. Les hommes sont ainsi toujours rejetés au travail véritable, de soi à soi. Le moindre boxeur ici nous donne leçon ; car il ne veut point vaincre un adversaire malade ; il le veut fort et libre ; c’est presque aimer. L’écrivain aussi veut un lecteur clairvoyant, sans faveur, sans légèreté, sans pitié. L’écrivain qui méprise, au contraire, est bien malheureux, car il se méprise. Il n’y a aucun plaisir par là ; chercher le succès auprès d’un public que l’on croit ignorant ou sot, c’est descendre. Et il est vrai que l’intime plaisir est finalement le juge et le seul juge, et qu’ainsi le plaisir, ou la joie, ou le bonheur, comme on voudra le nommer, est le seul bien ; seulement il n’est pas à prendre ; il est à faire. Il est vraisemblable que le fond de toutes les utopies politiques soit de vouloir distribuer le plaisir comme on distribue l’eau.
La Lumière, 16 novembre 1929
Libres Propos, Nouvelle Série, Quatrième année, n°1, 20 janvier 1930 (CCLXXIX)
1938 EH LXVII « La vraie gloire »