Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

L’âme des peuples

Il y a des gens qui vous définissent un peuple en deux lignes : l’Américain est industriel ; l’Allemand est militaire ; l’Anglais colonise. Je ne sais comment un homme raisonnable oserait faire ainsi le portrait moral d’un peuple. Je ne l’essaierais pas pour un individu. Il n’en est pas un, parmi ceux que je connais le mieux, dont je puisse étaler le contenu sur la table, comme on fait pour un sac de bonbons. Tel homme, courageux un jour, est, le lendemain, poltron comme un lièvre. On peut bien dire qu’un homme ne volera pas, ou ne manquera pas à son serment, ou ne fera jamais de bassesse pur une place ou un avancement ; on peut le dire, et même le croire ; mais on n’en donnera jamais de raisons solides ; et personne n’oserait présenter comme une science ce qui est tout au plus l’expression d’un sentiment assez confus. Et puis, qui peut dire qu’il se connaît bien lui-même est jusqu’au fond ? Or on ne connaît jamais son prochain aussi bien que soi ; il s’en faut même de beaucoup.

S’il est difficile d’exprimer la nature des individus, comment espère-t-on que je vais prendre au sérieux leur « psychologie des peuples » ? D’autant que je sais très bien où il veut en venir, le Français qui fait ainsi des fiches sur les peuples ; il veut arriver à dire que le Français est désintéressé, généreux, juste, humain. Ce sont là des politesses bonnes pour les banquets, et qu’il serait bienséant de laisser dire aux étrangers. Dans tous les cas, ce sont des paroles en l’air.

Les peuples, autant que les individus, agissent d’après leur nature propre, sans doute, mais aussi d’après les circonstances. La France s’est battue pour le droit ; cela était vrai peut-être au temps de la révolution ; et encore pourrait-on discuter là-dessus. Etait-ce vrai quelques années plus tard, alors que les armées impériales campaient en Italie, en Espagne, en Allemagne ? IL semble bien que non, à voir les choses en gros. Et si l’Allemagne est devenue une puissance militaire, c’est bien un peu malgré elle, et à cause de nous. Mais ces vues sommaires ne sont ni vraies ni fausses. Les socialistes allemands ont pensé et écrit pour le droit et pour l’humanité, tout aussi bien que les nôtres ; il y a dans tous les pays des pacifiques, des violents, des ambitieux, des avares, des usuriers, des coupeurs de bourses, des escrocs, des mélancoliques et des fous. J’imagine qu’un Ecossais peut différer autant d’un habitant de Londres, qu’un Toulousain diffère d’un Rouennais. Et, dans une même famille, ne trouve-t-on pas souvent un avare et un prodigue, un timide et un cerveau brûlé ? Qui donc oserait définir l’esprit d’une famille ? Et ceux qui nous décrivent l’âme d’un peuple, à travers quel brouillard voient-ils donc les choses et les gens ?

19 décembre 1909

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