Jupiter, un jour, par erreur, donna à un chien qui allait naître, une âme d’homme. Le chien suivit d’abord ses instincts de chien, qu’il trouva tout formés dans son corps. C’est ainsi qu’il téta très bien sa mère, sans avoir appris. Un peu plus tard, aidé de sa mémoire de chien, il apprit peu à peu à se procurer de bons morceaux en évitant les coups. Contre les coups imprévisibles, qui tombaient sans règle, il apprit par l’expérience certaines parades, comme celle qui consiste à se coller le ventre par terre, afin d’empêcher le fouet de mordre sur les parties les plus sensibles; comme il trouvait aussi beaucoup de bonnes odeurs d’aliments à lécher sur les mains de son maître et sur la figure des petits garçons, il passa pour un chien aussi affectueux que respectueux. Ainsi, avec sa seule âme de chien, il apprit en même temps à parler et à mentir.
Bientôt ses prévisions dépassèrent le seuil; il sut distinguer entre ceux qui frappent quand on aboie et ceux qui s’enfuient. Dès qu’il sut menacer les faibles et flatter les puissants, il fut promu chien de garde, sans s’en douter. Comme il n’était pas à la chaîne, il mena une assez bonne existence de chien, mordant quand il était le plus fort, menaçant quand il avait peur, quêtant aux ordures, prenant son bien où il le trouvait, aimant selon la rencontre, et dormant sans remords.
Un jour qu’il tournait en aboyant après sa queue, son âme d’homme s’éveilla. Il vit soudain qu’il essayait de se mordre lui-même, et pourquoi il n’y arrivait pas. Cette découverte l’écrasa : « Je ne suis donc qu’une bête ? » se dit-il.
Le voilà donc qui raisonne, qui se reconnaît chien, qui s’aperçoit qu’il y a d’autres chiens, qui sentent les coups comme il les sent lui-même. Déjà il n’avait plus goût à les mordre. En vérité, tout en mangeant, il souffrait parce qu’un chien maigre le regardait à travers la grille. Il devint bon. Mais les autres chiens le méprisèrent. Il voulut les instruire; mais ils lui dirent : « Si tu es plus savant que les autres chiens, prouve le en mangeant leur soupe : qui partage est faible ; qui est faible est sot » La conclusion lui paraissait acceptable, car il était gros et fort ; mais le raisonnement lui semblait stupide. Il n’avait plus toujours l’œil sur sa soupe; de temps en temps il regardait ailleurs. N’oubliez pas que ce chien avait une âme d’homme, et que Newton oublia un jour de déjeuner.
Enfin, il crut comprendre que la stupidité des chiens tenait au métier d’esclave qu’ils faisaient; et il les harangua afin qu’ils se missent en révolte. Mais on lui prouva que l’état d’esclavage était le meilleur; on lui cita deux ou trois chiens errants, qui crevaient de faim. « Qui vous nourrira, disaient les vieux, si vous n’avez plus de maîtres ? » Ils détalèrent sans écouter sa réponse, parce que c’était l’heure du boucher. Après plusieurs épreuves, il connut enfin qu’un chien ne peut rien faire d’une âme d’homme; et il la rendit à Jupiter.
4 novembre 1908