« Circulaire recommandée. Le premier jour de la mobilisation est le dimanche 2 août. » Je ne crois pas que ceux qui ont lu cette affiche blanche en oublient jamais le contenu ; mais la forme même de cet ordre effrayant mérite attention. L’Administration y a mis sa marque. L’État se montre ici sans visage, comme il est ; en sorte qu’on ne trouve point ici de colère, ni même de gravité ; ce n’est qu’une note de service, qui s’adresse cette fois à quelques millions de fonctionnaires, tout citoyen en âge de servir étant fonctionnaire. C’est à peu près comme si on nous avait dit ceci : « Pour des raisons d’ordre administratif, et conformément à trois mille six cents circulaires antérieures, la plupart confidentielles, toutes les libertés sont suspendues, et la vie des citoyens âgés de moins de cinquante ans n’est plus garantie. » Non point un chef, mais des milliers de chefs ; non point une volonté, mais une effrayante machine ; non point l’hésitation, la pitié, ni plus tard les remords. Ce genre d’oppression est moderne ; les anciens ne s’en faisaient aucune idée, pas plus que des chemins de fer. J’eus plus d’une fois l’occasion de remarquer par la suite la puissance de cette organisation mécanique, qui pousse les hommes comme des wagons. Mais le même caractère pouvait être saisi dès le commencement. Ce tyran sans visage ne laisse jamais aucune espérance ; aussi n’y eut-il point de discours, mais chacun alla graisser ses bottes.
Qui donc décide des armements ? Qui des effectifs ? Qui des alliances ? Qui de l’interprétation des alliances ? Toujours un cercle d’hommes compétents, où chacun cherche la pensée des autres, ou bien des hommes qui pensent sur circulaires et instructions, ou bien des hommes polis qui mettent des lieux communs en discours. Raisonnement toujours, non jugement. Au sommet, car il y a un sommet, toutes les idées ensemble, et équivalentes ; la paix souhaitée, la guerre préparée ; la paix si on peut, la guerre si l’on ne peut faire autrement. Nulle préférence avouée ; nulle préférence cachée. Gouverner c’est suivre les nécessités et s’en remettre aux compétences. Chaque homme, dans ce système, est un bon homme qui fait son métier ; ou plutôt chacun fait une partie de métier. On assemble les pièces comme on fait une addition ; on dit : « c’est la guerre ». Chaque homme devant ce résultat réagit à sa manière, mais le Système ne réagit nullement. La guerre arrive comme la pluie. Allez-vous accuser le baromètre ?
J’accuse le baromètre. J’accuse un homme qui, maintenant comme en ce temps-là, constate et ne décide point. Un homme qui réunit des commissions et qui, de leurs pensées, si l’on peut dire, compose ses pensées. Un homme qui est la résultante de l’État sans visage. Mais laissons les récriminations. La responsabilité ici s’émiette. Nous cherchons un homme et nous trouvons des bureaux. Nous cherchons une décision et nous trouvons une Circulaire Recommandée. Où est donc le mal ? En ceci, que le formidable État, composé de militaires, de diplomates et d’administrateurs, n’a point de maître. Cet instrument aveugle marche seul. Le peuple puissance agit ; le peuple pensée n’est point représenté ; enfin le gouvernement n’est que la pointe extrême de l’engin mécanique. Cette situation du Bureaucrate régnant est nouvelle. Il faudrait un Gouvernement contre l’État ; nous en avons connu l’esquisse. Cherchez dans l’histoire de ces cinquante années quels hommes furent maudits par les plus éminents Bureaucrates, quels hommes furent redoutés, calomniés, proscrits avec l’approbation des Compétences militaires, diplomatiques et administratives. Maintenant étudiez ceux qui nous gouvernent, en leurs discours, en leur prudence, en leur constante faiblesse, en leurs abstentions, en leurs négatives vertus, vous comprendrez en quel sens ces Effets furent Causes.
27 juillet 1922 (SM1)
Libres Propos, Première série, Deuxième année, n°9, 5 août 1922
1939 SM1, LXXVIII, « Guerre sans visage »