La guerre était finie à peine qu’ils coururent à la musique. Je les vois encore au Trocadéro, visages marqués et ravagés. Ils venaient là pour apprendre de nouveau à vivre; et moi de même. Ce que fut la vie intérieure, pendant ces années tragiques, nul ne le saura assez. Les émotions étaient trop fortes, et, sans doute, se succédaient d’après la loi de fatigue, qui veut des compensations. Mais chacun, qu’il se livrât à l’anxiété, à la terreur, à la haine, à l’enthousiasme, à la sévérité, chacun s’y jetait tout, sans précaution et sans aucune pudeur à l’égard de soi. De façon qu’aucune pensée n’étant avouable, il régnait sur les visages une uniformité triste. J’ai observé aux armées ce rebondissement et ces pensées sans mesure, hagardes, folles. On les voyait mieux là, je le suppose, parce que l’action militaire ne reçoit pas l’hypocrisie ; et toujours est-il que, dans le cercle des hommes de troupe, là où je fumais ma pipe, les pensées étaient improvisées, violentes, informes, selon les secousses et les ressources du corps humain. « Qu’on en finisse, et soyons tous Allemands, je m’en moque » ; un peu après : « Qu’on y retourne seulement, en Allemagne; le revolver au poing, et toutes les filles y passeront. » Ou bien, plus triste encore : « Si j’étais tué, sais-tu, mes parents seraient fiers. » Puis des imprécations contre l’officier, contre le civil. Des projets d’avenir, bien dignes de ce beau présent:
« Passe pour cette guerre; j’y suis j’y reste; mais pour la prochaine ils ne me prendront pas. » Ou bien, retour d’énergie : « Si l’on attaquait partout à la fois, droit devant soi, on les enfoncerait, qu’est-ce qu’on attend ? » Le même homme disait et pensait ces choses, et bien d’autres. Les pensait-il ? Une convulsion n’a jamais été une pensée. Deux convulsions opposées n’ont jamais fait la plus petite vérité. Violence partout. Dans le misérable corps humain, visé et menacé en toutes ses parties, violence. Les mêmes régiments on les a vus, violents contre l’ennemi, violents contre leurs chefs. Je ne juge pas autrement d’un pauvre homme qui suivait la guerre dans son fauteuil. Violence contenue et lente, toujours sans mesure. Et moi aussi bien, quoique plus défiant, quoique économe de gestes en ce temps-là; accusant trop, louant trop ; sans mesure aussi.
Ce qu’ils venaient chercher à la musique de Beethoven ou de Wagner, ils le trouvèrent. Une règle extérieure pour sentir ; une règle inflexible. La colère, l’amour, le pardon ; l’action et le repos ; le nœud et la solution ; le tremblement, les larmes, le repos; l’adieu, l’absence et le retour. Mais tout cela mesuré et réglé par le génie, selon l’humanité en équilibre et réconciliée; selon les forces et selon le courage et selon la faiblesse. De ces mouvements composés une pensée peut naître; plus d’un pleura enfin et se reconnut. J’ai lu que Beethoven était le plus grand penseur de son temps. Ce jour-là je le compris. Je m’aperçois qu’il ne suffit pas de dire que la musique exprime les sentiments. Il faudrait dire qu’elle fait les sentiments. Il est très difficile d’éprouver sans tumulte; et en particulier les souvenirs du combattant ne peuvent se produire dans la sérénité; ils s’écartent de la ligne belle et vraie que l’amour suit à grand-peine. On comprend bien que les douces larmes ne sont pas données sans le secours du poète. Ici le poète, ce fut le musicien. Ce fut donc l’artiste qui sauva l’homme; l’homme put sentir en homme; ce jour-là, un Allemand pouvait y venir; il était homme et cela suffisait. Malheureusement, ces merveilleux moments n’ont point duré. Autrement, quoi de plus simple que de faire la paix avec le plus musicien des peuples peut-être ?
9 avril 1924