La Bible, ce livre cruel, n’a pas fini de massacrer. Le Livre de Job est une source d’injustice, qui ne peut tarir ; ce qui est d’esprit ne peut tarir. Lisez. Il plaît au dieu terrible d’éprouver Job ; le voilà aussitôt sur son fumier. Ses amis lui conseillent de se résigner ; et lui se le conseille à lui-même. Comment lutter contre Dieu ? Comment plaider contre Dieu ? Ce culte de l’esprit extérieur, irrité, inflexible, invincible, est peut-être l’essentielle idolâtrie. Car les fétichistes ont consolation et espérance par la multitude des dieux ; l’un vaincra l’autre ; ces naïves fictions représentent assez bien la situation réelle de l’homme ; car la variété des choses fait qu’il y a remède à tout. Mais un seul Dieu, qui est ensemble esprit et force, cela écrase, cela massacre par l’idée seule. Job était riche et heureux ; il avait des amis ; soudainement il est pauvre, malade, abandonné ; cela lui semble naturel. Ce grand univers, tellement plus puissant que nous, il n’est pas aux yeux de Job divisé en poussière, modifiable au seul mouvement du petit doigt d’un homme résolu ; non, ce monde est Esprit ; ce monde est tout d’une pièce, et d’une seule volonté. L’homme alors se couche et meurt.
L’Occidental, il me semble, n’est pas aussi aisément massacré. C’est qu’il repousse de tout son esprit l’unité redoutable. Ce Dieu objet, cette substance spinoziste, il ne cesse pas de les nier. Ce monde tournant et croulant n’est que de débris et de parcelles ; il est immense par l’accumulation, mais sans projet, sans idée aucune, sans décret, divisible, et, mieux encore, divisé, absolument divisé ; en quoi l’homme cherche passage, sans aucun respect. S’il respecte quelque chose au monde, c’est ce pouvoir d’oser ; Dieu est par là ; il est avec nous, non contre nous ; faible comme nous, mais ingénieux comme nous ; invincible par cette foi en lui-même. Essayez de massacrer chez nous ; essayez seulement de menacer ; faites le tyran, pour voir. Descartes n’était point patient ; Descartes tirait l’épée. Les fils de Descartes sont vifs ; ils ne craignent rien au monde. Et, après tout, ils n’ont toujours que leurs deux mains comme ces Juifs de l’Ukraine.
J’en parle à mon aise, dites-vous. Mais cet ordre humain, cet ordre heureux auquel je me fie, il ne tient que par les joyeuses volontés. Personne ici ne croit au destin ; nul ne divinise le malheur. Nous nous moquons, comme faisait Voltaire, de ce Dieu de la Bible, qui massacre toujours. L’ennemi nous le voyons bien, l’ennemi infinitésimal, l’ennemi sans pensée, le monde ; il se peut même que nous ayons peur, quand l’infinitésimal se secoue un peu trop, cyclone ou volcan ; mais il n’y a jamais dans la plus grande peur ce mélange de respect qui détourne d’oser et de vouloir.
L’autre résignation, l’emphatique, la fanatique résignation, comment n’appellerait-elle pas le malheur ? Car l’imagination règne en ce monde. Une malédiction sur soi, tous aussitôt la confirment. Car c’est la bénédiction sur soi et le bonheur, c’est cela que nous aimons en chacun. Et, par un effet inverse, que la sagesse a grand’peine à vaincre, le malheur métaphysique, écrit dans le regard, parlant dans le regard, cette profonde ironie, cette obstination à vivre sans espoir, cela irrite. La pitié ne va pas loin ; cette vie difficile a marqué les bornes étroites de la pitié. Tristesse se gagne comme maladie. C’est pourquoi on vient vite à haïr les malheureux qui ne s’aident point eux-mêmes assez. Cela est odieux à première vue ; mais remarquez que l’impérieuse et doctrinale tristesse vise à nous déposséder de notre seul bien. Supposez maintenant deux masses, deux foules, sans sagesse, sans précaution, dont l’une représente à l’autre, par une résistante manière de vivre et de penser, la biblique malédiction ; vous aurez des réactions aveugles, inhumaines ; inconcevables, tant que l’on n’a pas compris que la fureur contre les faibles enferme une sorte de justice.
La Lumière, 5 novembre 1927
Libres Propos, Nouvelle Série, Première année, n° 10, 20 décembre 1927 (LXXV)
1935 SE LXXXV « Le Dieu cruel »