Celui qui a proposé cette formule connue : « la paix par le droit » a fait tenir, il me semble, beaucoup d’erreurs en peu de mots. Là-dessus j’ai d’abord réfléchi longtemps, sans beaucoup de suite et sans jamais rien découvrir ; et puis, quand la guerre m’a tenu sur ce problème pendant des heures et des jours, j’ai enfin compris que les bonnes intentions ne mènent à rien tant que les idées sont mal attelées. « La paix par le droit », c’est un cri de guerre, à bien l’entendre ; c’est même le cri de la guerre.
La première erreur qu’il faut effacer, c’est que les hommes font la guerre par goût d’usurper ou de piller ; cela peut être dans un petit nombre ; mais le gros se bat toujours pour un droit ; ou bien il le croit fermement, ce qui revient au même. C’est ainsi que l’ardeur des procès résulte bien moins de l’avidité que d’un attachement quasiment mystique à un droit ou à ce que l’on prend pour un droit. Mais approchons plus près, sur cet exemple des procès. Non seulement les plaidants voient toujours quelque droit, et plaident, en quelque sorte, pour faire triompher la justice ; mais bien plus, il est vrai, que dans tous les procès, il y a apparence de droit des deux côtés, par la complication des affaires et par l’insuffisance des contrats, qui ne peuvent tout dire ; tout l’édifice du droit écrit et de la jurisprudence répond à cette difficulté majeure de trouver à décider, quand le bon sens découvre de part et d’autre des raisons évidentes et fortes. C’est ce qu’on ne comprend pas aisément ; et j’ai trouvé plus d’un naïf qui raisonnait ainsi : « Puisque c’est l’un des deux qui a raison, il y a certainement un des deux avocats qui est payé pour mentir ». Mais entendez là-dessus les avocats, les avoués et les juges, ils vous diront qu’un avocat ne ment jamais, qu’il n’a pas besoin de mentir ; que ce grossier moyen le rendrait aussitôt ridicule, et qu’un procès n’est possible que par deux apparences de droit qui se peuvent très bien soutenir, sans aucun mensonge et sans aucun sophisme. C’est pourquoi le jugement, qui décide entre les deux, devient aussitôt un élément du droit, et un argument fort dans les procès qui suivront. Mais aussi le droit est difficile à saisir, parce que les hommes passionnés et trop prompts croient tous que le droit est clair et évident toujours.
Où donc la justice ? En ceci que le jugement ne résulte point des forces, mais d’un débat libre, devant un arbitre qui n’a point d’intérêts dans le jeu. Cette condition suffit, et elle doit suffire parce que les conflits entre les droits sont obscurs et difficiles. Ce qui est juste, c’est d’accepter d’avance l’arbitrage ; non pas l’arbitrage juste, mais l’arbitrage. L’acte juridique essentiel consiste en ceci que l’on renonce solennellement à soutenir son droit par la force. Ainsi ce n’est pas la paix qui est par le droit ; car, par le droit, à cause des apparences du droit, et encore illuminées par les passions, c’est la guerre qui sera, la guerre sainte ; et toute guerre est sainte. Au contraire c’est le droit qui sera par la paix, attendu que l’ordre du droit suppose une déclaration préalable de paix, avant l’arbitrage, pendant l’arbitrage, et après l’arbitrage, et que l’on soit content ou non. Voilà ce que c’est qu’un homme pacifique. Mais l’homme dangereux est celui qui veut la paix par le droit, disant qu’il n’usera point de la force, et qu’il le jure, pourvu que son droit soit reconnu. Cela promet de beaux jours.
18 avril 1923 (SM1)
Libres Propos, Première série, Troisième année, n°2, 5 mai 1923
1939 SM1, C, « Le droit par la paix »
——————————————————–
Pour lire d’autres Propos du philosophe Alain sur la guerre