L’homme est fanatique parce qu’il est animal. S’éveiller c’est premièrement bondir ; faire attention c’est premièrement guetter. Il reste quelque chose de ce mouvement dans toutes nos pensées, sans quoi nos pensées ne nous seraient rien. Mais chacun sait qu’une grande peur ou un grand désir n’aident point à toucher au centre de la cible, ni même à bien placer un coup de poing ; encore moins à débrouiller une serrure ou à régler une horloge. Les passionnés sont maladroits, et, par de cuisantes expériences, ils deviennent timides, j’entends maladroits en imagination. Or il y a de sévères méthodes, pour jouer du violon ou pour manier l’épée, et qui parviennent à délier de lui-même l’esclave irrité. La règle est : « Ne pesez pas de tout votre corps ; ne vous jetez pas ; ne faites pas toute l’action à la fois ; ne vous préparez pas à bondir d’un saut par-dessus la colline ; ne pensez pas à tous ces kilomètres qui sont devant vous. Un pas, et puis un autre ». J’admire dans l’ouvrier une sorte de lenteur qui va fort vite, et un air d’indifférence, par quoi les maisons sont bâties et les tunnels sont percés. Mais le même homme se jette à penser ; il s’y met tout. Il veut tout résoudre. Au lieu de débrouiller, il serre le nœud.
On ne voit point pourquoi un homme serait moins intelligent qu’un autre. Un plus un, qui fait deux, cela n’est pas difficile à comprendre ; pour les grands nombres c’est impossible, si l’on ne revient à un plus un. Aussi ne sert-il point de se mettre en colère selon la grandeur du nombre, comme un petit chien qui aboie à l’éléphant. Au contraire il faut s’apaiser d’abord, et diviser, ce qui est ajourner. Or il arrive que, plus le problème est compliqué, moins on se croit en droit d’ajourner. La mort, Dieu, l’âme, la justice, comment ajourner ? Grande alarme, qui fait bouillir le sang. Et toujours quelque Pascal secoue la porte. La fable du Sphinx est belle. Le Sphinx attendait l’homme, et lui proposait quelque énigme ; qui ne devinait pas était dévoré. L’homme est à lui-même ce monstre. Il ne se donne point de délai. Le fou offre une image grossie de l’homme naïf ; le fou se précipite à juger. Ce mélange de vertige, de peur, et de colère est souvent sensible dans les nœuds du visage et dans le son de la voix. Quand le fanatique pense, ne vous mettez pas en travers.
Socrate ajournait. Montaigne ajournait. Descartes ajournait. En Descartes la méthode enfin se montre ; l’ordre paraît. « Avant de connaitre telle chose, je dois connaître d’abord telle autre chose, plus simple ». Et lui-même a dit aussi que c’est souvent notre grand amour pour la vérité qui fait que nous la manquons. Il faut donc se garder de l’emportement ; c’est se donner par étude une sorte d’indifférence. Analyser est toute la force de l’esprit ; mais analyser c’est d’instant en instant choisir et refuser ; c’est penser comme on veut, et non point comme les choses voudraient ; encore moins comme les hommes voudraient ; car ils aiment la vérité toute, et voudraient d’un seul mouvement l’embrasser toute. Cette impatience est ce qui persécute. Ainsi c’est toujours l’intelligence qui est brûlée. Elle est impie. Diviser les difficultés, voilà le sacrilège.
C’est une question de savoir s’il est permis de tout examiner. Oui, c’est une question, et il faut l’examiner ; donc il faut tout examiner. Jamais vous ne vaincrez l’esprit qui s’est une fois éveillé, quand ce ne serait qu’à compter un plus un. Car la vue claire de cette loi commune à tous les esprits fait paraître aussitôt une autre valeur bien au-dessus de ce monde des forces, et même qui exige que ce monde des forces soit refusé. En aucun problème la force du poing ne décide ; et c’est par là que la force n’est pas le droit. Mais c’est sans doute quand on est aux prises avec soi-même, quand on éprouve que le moindre retour de force enlève jusqu’à l’espérance d’une pensée, c’est alors qu’on le comprend le mieux.
24 janvier 1928