Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le pinson

« Le Pinson ; joli sujet. » Ainsi parle l’Inspecteur, homme doux, qui a publié en sa jeunesse un recueil de poésies. Si c’était le Plectre d’Ivoire, ou la Corde d’Argent, ou la Flûte à Neuf Trous, personne n’en sait plus rien ; mais lui ne l’a pas oublié ; il sourit à ses jeunes ambitions, et sans amertume. Cependant l’instituteur est tout à son affaire. Depuis un mois les enfants observent Monsieur et Madame Pinson ; ils ont tous quelque chose à dire ; mais leur maître a quelques idées fermes concernant l’art d’écrire. Il craint le lieu commun ; car l’enfant a de riches perceptions et un langage pauvre. Il s’agit d’écrire au tableau, et en bon ordre, les mots entre lesquels on devra choisir. Toutes les nuances de la gaîté, toutes les nuances du rose, toutes les nuances du bleu ; toutes les nuances du chant, rythmé, modulé, varié, grêle, sonore ; toutes les manières de marcher, comme courir, trotter, sauter, sautiller. L’inspecteur fait voir quelque impatience ; ce n’est pas ainsi qu’il écrivait, en sa belle jeunesse ; il s’en allait d’un mot à l’autre, à la dérive : « Il ne s’agit pas aujourd’hui, dit-il, si j’ai bien lu l’emploi du temps, d’un exercice de vocabulaire, mais d’un exercice de composition française. Ne mêlons pas les genres. »

Mais déjà tous étaient à l’œuvre. Et Monsieur Pinson fut décrit d’abord ; son bec ardoisé, sa huppe bleue, sa poitrine d’un rose saumoné, et les marques blanches de ses ailes ; sa démarche aussi, un peu gauche et balancée, car le pinson ne sautille pas. En revanche il vole en tourbillon, fait des crochets et des bonds dans l’air, plonge, remonte, joue, et de nouveau promène gravement sur la route son costume de cérémonie. Maintenant le voilà perché et immobile ; le bec ouvert, la gorge enflée, il lance sa chanson de printemps, qui n’est ni variée ni longue ; un court prélude, puis une suite de sons identiques et précipités ; une courte modulation pour finir. C’est plutôt langage que musique ; mais la voix est forte, éclatante, riche, pleine de vie et de gaîté. Tout cela fut scrupuleusement décrit. Ils hésitaient parfois sur le mot ; mais il était clair que tous connaissaient parfaitement la chose. Tous, excepté l’inspecteur, qui avait là-dessus des idées de poète. Aussi, ne trouvant point l’occasion de dire un mot juste, il fit à nouveau cette remarque : « Il s’agit de composition française, et non d’un exercice d’observation. Ne mêlons point les genres. »

 

Pinson – photo Frédéric Baumer

 

« Mais, dit l’instituteur, ils ne sont point d’un âge à décrire ce qu’ils n’ont point vu. Ce sont des enfants. » Cependant ils poursuivaient maintenant en leur discours Madame Pinson, personnage peu connu des poètes. C’est une petite dame parée de modestie et de simplicité ; vêtue de gris un peu fauve, avec une raie plus claire qui partage les plumes de la tête ; on dirait une écolière à bandeaux plats. Plus alerte à marcher et à courir, moins vigoureuse à voler que le brillant Monsieur Pinson. Nul ne la reconnaîtrait pour Pinsonne sans les marques blanches de ses ailes. Personne ne put dire si elle chantait, ni comment.

« Certes, dit l’inspecteur, voilà une bonne leçon d’histoire naturelle ; mais la composition française est tout à fait autre chose, il me semble. C’est un jeu d’imagination, plus libre, plus dépendant de la fantaisie individuelle ; toutefois discipliné d’une autre manière, par l’usage et le bon goût. Le caractère de chacun doit s’y montrer, plutôt que le caractère de la chose ; car c’est l’âme même de l’écrivain, c’est l’âme humaine qui s’exprime dans la composition française. Croyez-moi, nos sentiments, nos joies, nos espérances, le printemps en nous, ce que le chant d’un oiseau éveille en nous de joies et de souvenirs, c’est tout de même plus intéressant que les couleurs d’un pinson. » Cette improvisation lui plut ; il y pensait en s’en allant.

Mais le véritable discours s’éleva pourtant en cet homme, à qui son sévère métier avait appris quelques vérités amères. « Où irions-nous, se dit-il, si les pauvres gens composaient leurs discours selon la vérité, et non plus selon la politesse ? » Cependant il suivait de ses yeux myopes les mouvements d’un pinson sur la route, et des rimes oubliées lui revinrent. D’ailleurs ce pinson était un moineau. Mais qu’importe au poète ?

12 juin 1921