Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le Roy a parlé

Le Roy a parlé. Il a même très bien parlé. Je remarque dans ses « instructions » un grand sens politique. Il n’aime point trop que ses Camelots essaient de rosser les sergents de ville. Il n’aime point que l’on veuille conspirer au régiment, ce qui condamnerait, il me semble, la fameuse tentative de Déroulède. En somme il veut attendre que les électeurs le rappellent. Il a bien compris que le Parti de l’Ordre ne peut pas troubler l’ordre sans se tuer lui-même ; et que la tactique des anarchistes ne convient pas à ceux qui prétendent restaurer le Pouvoir. Le fait est que tous ces Camelots et autres agitateurs ressemblent tout à fait à des révolutionnaires échauffés. Il faut même convenir que l’Action Française est empoisonnée d’Idéologie. Est-ce que Charles Maurras et ses amis n’entendent pas fonder le système monarchique sur des théories sociologiques ? Le Roy ne leur en fait pas tout à fait un crime ; mais on sent qu’il voudrait bien n’être pas « essayé » comme un échantillon de fil d’acier. La monarchie préfère un mouvement de foi à une démonstration. Il faut qu’elle soit aimée, non jugée. Elle compte sur les instincts collectifs, qu’on appelle traditions, et non sur les spéculations de la Pensée libre. En cela, elle ressemble à Dieu, dont elle est la fille. Tout se passe comme si le Roy avait pris pour thème le mot que je commentais il y a quelques jours : « Ne touchez pas à la hache. »

 

Hyacinthe Rigaud (1659-1743): Louis XIV en costume de sacre, 1701

 

Seulement, quand il fait allusion aux scandales financiers, dont j’avoue que la République est cause, par la lumière qu’elle jette sur toutes choses, il ne montre pas le fond de sa pensée. Cela se comprend. La Monarchie ne montre jamais le fond de sa pensée. Ses conseils sont secrets, essentiellement secrets. S’il pensait tout haut, il dirait à peu près ceci : « Les hommes sont partout et toujours les mêmes ; il ne se peut pas qu’il n’y ait point de convoitises, de vols, de complicités autour du pouvoir. La folie Républicaine consiste à publier tout cela, ce qui rend le peuple soupçonneux, et difficile à gouverner. Il est dangereux de fonder l’ordre social sur la vertu. La monarchie se fonde non pas sur la Vertu, mais sur l’Honneur, selon le mot de l’illustre Montesquieu. Et l’honneur ne veut pas que la femme de César soit soupçonnée. L’honneur ne veut pas que la vertu soit jugée. L’Honneur jette aux oubliettes autant de vice qu’il le peut, et couvre le reste. Par exemple, sauver l’honneur d’un régiment, c’est, si un homme a fui, l’exécuter promptement et nier le fait ; si un homme a volé, obtenir sa démission, rétablir la caisse, et nier le fait. Il y avait un sens délicat de l’honneur à crier malgré toutes les preuves. Car l’ordre et la paix étant les conditions de la justice, il importe de penser d’abord à l’ordre et à la paix, ensuite à la justice, autant qu’on pourra. Citoyens, après cette trop longue expérience d’un gouvernement qui prétend se fonder sur la vertu, je vous offre ce qu’il faut d’hypocrisie pour vivre en société. »

Ce discours est toujours en dedans. La Monarchie ressemble à la Religion en cela. Qui veut les fonder en raison les ruine. Quand vous aurez prouvé qu’il est commode de croire en Dieu, vous aurez avoué que vous êtes athée. Pour que la religion soit commode, il faut qu’on croie qu’elle est vraie. Pour que le Roy maintienne l’ordre, il faut qu’on croie qu’il est juste. Église et Monarchie supposent un Mensonge essentiel.

22 mars 1910

Print Friendly, PDF & Email