La vitesse est une arme de guerre. Les courses de vitesse la font paraître en son vrai jour. Le plus rapide est vainqueur par convention, comme il le serait selon la nature toutes les fois qu’il s’agit de se saisir d’une chose désirée, et en somme de l’enlever avant que d’autres y puissent mettre la main. Mais s’il ne s’agit point de dérober, la vitesse ne sert point. Le bien commun n’en est pas augmenté. Bien plutôt, il en est diminué, car la vitesse suppose une dépense qui ne se retrouve point dans le résultat.
Une maison est une bonne chose, dont tous profitent ; mais il n’importe point qu’elle soit faite vite ; et au contraire si on la fait vite elle coûte bien plus. Communiquer une grande vitesse à ces lourdes pierres, à ces poutres de fer, c’est du travail perdu ; quand les matériaux sont en place, la vitesse ne s’y retrouve plus. Il est donc sage d’élever lentement la pierre, il est sage de la transporter à petite vitesse par les canaux ; il est fou de l’amener par train rapide. L’avantage commun est que l’on s’y prenne assez tôt pour choisir les moyens les plus lents. Seulement il se peut que l’avantage d’un entrepreneur soit d’arriver avant les autres, de pouvoir vendre ou louer avant les autres. Le travail à grande vitesse est toujours une guerre dont nous payons les frais.
L’avion n’est qu’un moyen de guerre, même dans la paix. Par ce moyen j’arrive avant le concurrent pour conclure une affaire ; ou bien j’expédie des marchandises qui seront sur le marché avant les siennes. On dira que je gagne sur le temps du voyage, qui est du temps perdu ; mais je ne vois pas pourquoi le temps du voyage serait temps perdu ; on peut écrire en voyage, réfléchir, combiner tout en roulant ; si on ne le fait point, c’est que l’on veut prendre ce temps pour se reposer. Dans le prix de la vitesse il faut compter aussi le temps du repos diminué ; l’allure accélérée des affaires produit un genre de fatigue qui veut ensuite un long repos. Nous n’y gagnons rien, et même vraisemblablement nous y perdons ; car il vaut mieux se reposer avant la fatigue ; c’est ménager ses forces ; c’est donner le plus grand travail au total, et le meilleur.
La guerre proprement dite est un jeu de vitesse, vitesse des transports, des marches, des attaques; vitesse des travaux, comme retranchements et ponts; vitesse des projectiles. Mais aussi la guerre n’est qu’un art de détruire. Au rebours l’agriculture, qui est le modèle des travaux utiles, et la meilleure source de richesse, l’agriculture ne va point vite ; elle est réglée par les saisons. Ce n’est que contre le feu ou l’eau qu’il faut quelquefois aller vite, et c’est encore une sorte de guerre ; ce n’est plus produire, c’est sauver ce qui est produit. Et il est clair que les lents travaux de la prudence sont ici bien plus avantageux que la lutte à toute vitesse.
Toutes les compagnies de transport se ruinent par la vitesse. je vois que l’on songe à construire des bateaux qui traverseront l’Atlantique en trois jours et même en deux. Ce n’est qu’une question d’argent. Et la compagnie qui arrivera ici la première gagnera au commencement ; mais quand elles travailleront toutes à cette vitesse folle, on en verra les effets ; de plus en plus travail à perte et subvention de l’État. Nous en serons plus pauvres ; car nous aurons toujours les mêmes choses, mais nous devrons les payer de plus de travail.
L’idée fausse, ici, c’est que si l’on va plus vite on a plus de produits, et qu’ainsi le rapport entre le travail et le produit est toujours le même. Or n’importe quel physicien vous prouvera qu’il n’en est rien. Si l’on veut aller deux fois plus vite, ce n’est pas travail double qu’il faut, mais quatre fois plus de travail ; et, pour aller quatre fois plus vite, seize fois plus de travail ; ce rapport est théorique ; comptez que, dans le fait, la vitesse est encore plus ruineuse qu’il ne paraît ici, notamment par l’usure. En sorte que, par les trains rapides, les paquebots de luxe, les avions et la télégraphie sans fil, nous travaillons à perte vraisemblablement. Ce que je dis ici est très obscur, je le sais. Il est clair que si l’énergie humaine dépensée ne trouvait pas dans les produits de quoi se refaire, il faudrait mourir, et nous vivons. Mais l’économie humaine repose sur d’immenses provisions ; et il se peut que nous usions nos provisions sans les remplacer, ce qui est se ruiner. Qui fera ces comptes?