Je ne pense pas volontiers au problème des races. Ce genre de pensée a quelque chose d’injurieux. Comme de décider si un homme est intelligent ou non, vaniteux ou non, courageux ou non. Cela tente, mais il y faut résister. Non que je me refuse à voir les différences ; au contraire il me semble que je les vois, mais bien plus près de moi, en mes semblables, en mes amis ; et cela me conduit à aimer les différences, et à n’en point faire vertu ou vice. Un homme de six pieds allonge le bras et prend ce livre sur le plus haut rayon ; un petit homme n’en peut faire autant ; mais il prend l’escabeau. Un petit homme a d’autres avantages ; il a moins de masse à porter ; il pèse moins sur un cheval ou sur un canot. À mesure que le génie inventeur l’emporte sur la puissance physique, tout s’égalise, sans que les différences s’effacent. L’intelligence a bien plus d’un chemin. L’un est myope, mais aussi il observe mieux. Un homme gros se décide moins promptement, mais aussi il montre plus de ruse. Certains hommes combinent supérieurement et sentent vulgairement ; d’autres sont nés poètes ou musiciens, et avec cela peu intelligents, comme on dit ; mais c’est dit trop sommairement. Entre un esprit abstrait et un esprit métaphorique, rien n’est décidé. L’un est vif et se trompe par là ; l’autre est tenu par le sentiment et se trompe encore par là ; mais il y a remède à tout. Il n’est point de vice dont on ne puisse faire vertu ; et celui à qui tout est facile souvent ne fait rien de bon. Qui est fier de sa nature et s’y fie trop n’est pas loin d’être sot. N’a-t-on pas vu de bons esprits errer étrangement dans les temps difficiles ? Décider de ce qu’un homme pourra ou ne pourra pas, d’après les promesses, les signes et les aptitudes, c’est un plaisir d’infatuation, dont je me garde.
Il est d’un esprit qui veut être juste dans tout le sens de ce beau mot, de réfléchir plutôt sur l’étonnante parole d’Aristote : « J’ai idée que la vertu d’un homme lui est propre, et ne peut être arrachée de lui » ; ce que Spinoza exprime autrement, disant que l’homme n’a que faire de la perfection du cheval. Suivant cette idée, j’aperçois qu’aucun homme n’a besoin ni usage de la perfection du voisin. Mais il faut que chacun aille à sa perfection propre, tournant pour le mieux les obstacles qu’il trouve en lui-même. L’escrimeur qui a de grandes jambes s’allonge ; celui qui a de petites jambes bondit. Lequel touchera le mieux ? Je prononce que c’est affaire de travail, de courage et de confiance en soi tout autant qu’affaire de jambes et de bras. Mais quelles variétés dans l’intelligence, dans le jugement, dans l’invention ? Que deux hommes développent leurs puissances, comme ont fait Platon et Aristote ; les voilà différents par leur perfection même ; et dites lequel vaut le mieux, si vous l’osez.
Osons encore bien moins tant que nous n’avons pas épuisé tous les moyens d’instruire et d’aider. Quel que soit l’homme, il faut l’appeler du plus haut nom, et ne se point lasser. On ne peut faire moins, si l’on a la moindre connaissance de ses propres faiblesses et du crédit que l’on a soi-même trouvé, sans lequel nul ne peut rien. C’est justement cela que l’Église nomme Charité ; vertu difficile pour tous ; mais il faut toujours surmonter les différences, d’un œil noir à un œil bleu, du blond au brun, du noir au blanc, et premièrement de soi aux autres. À quoi la générosité va tout droit ; mais l’intelligence y aide aussi, qui n’efface point les différences, et au contraire leur donne droit et charte par une observation plus attentive des conditions réelles et des structures. C’est l’abstrait souvent qui est méchant et sot.
Libres Propos, Première série, Troisième année, n°15, 3 novembre 1923
Ce texte est traduit en anglais sur le site