Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Les belles oeuvres déplaisent

Je ne suis pas assuré que les belles œuvres plaisent. Il me semble qu’il serait quelquefois plus juste de dire qu’elles déplaisent. Elles saisissent, et sans permission. L’admiration n’est pas un plaisir, peut-être, mais plutôt une sorte d’attention. Ce qu’on admire par réflexion, dans une œuvre d’art, c’est un intérêt inexplicable, qui exclut tout projet ; c’est une suffisance dans le mo­ment même et sans désir. C’est ainsi qu’un passant s’arrête sur un pont de Paris, et contemple ; ce n’est point une promesse de beau temps qu’il contemple ; il se peut qu’un beau ciel annonce la pluie ou l’orage. Ce qui est remarquable dans le beau, c’est qu’il a importance par lui-même ; et cela nous jette hors de nos mesures ; car les choses n’ont communément d’importance que par rapport à d’autres, et selon nos actions. C’est pourquoi le beau fut dit sacré, et le seul objet peut-être de religion. Une image fut un dieu par cette puissance ; et le temple aussi bien fut un dieu. La musique suspend à elle-même toute notre vie ; cela ne veut point dire qu’elle plaise ; c’est mal parler. Une belle fugue n’est pas toujours plaisante ; je crois même qu’on y trouverait toujours quelque chose de déplaisant, surtout en ses départs. Un charme ? Je veux bien. Mais il faut redresser tous ces mots-là ; un charme est ce qui subjugue, plutôt que ce qui plaît.

Questions de mots ; et soit. Seulement j’ai remarqué une méprise assez commune, et qui égare même les artistes. Car le souci de plaire se voit souvent en un poète et en un romancier, comme en une danseuse. Et encore plus évidemment, en nos très polis écrivains, une attention à ne pas déplaire. Toujours est-il que ce n’est pas par ce souci-là que notre peinture se sauve. Certes le rocheux, le rugueux, le heurté sont d’âpres signes, et non suffisants. Mais les connaisseurs savent bien reconnaître une peinture flatteuse et prédire qu’elle n’ira pas loin. Il se peut que le désir de plaire gâte sans remède toutes les œuvres qu’il marque. Le vrai artiste va tout seul, selon une loi qui n’est point tant douce qu’impérieuse. Quand je viens au détail d’un poète qui me plaît, je trouve des heurts, et une sorte de violence, non point de molles inflexions. La culture se forme selon une étrange loi ; le goût découvre et préfère un état des arts plus barbare et plus fort, comme l’égyptien ou le gothique, Shakespeare, Bach, Haendel. Ce qui s’explique si l’on remarque que les grands signes de l’art sont moins flatteurs que redresseurs. Un crucifix au carrefour n’est pas là pour plaire. Mais plutôt il indique énergiquement. Quoi ? Personne n’a encore dit quoi. Le beau marque une avance sur le vrai, merveilleuse.

 

Photogramme tiré du film « l’homme à la caméra », Dziga Vertov, 1929

 

J’ai entendu sur Balzac une remarque pleine de sens. Il n’est pas difficile d’y trouver des parties finies, sans reproche, profondes, éclatantes. Mais le lecteur s’effraye souvent des préparations. C’est comme un défrichement où l’on bute à chaque pas. Retours, détail des fortunes, description des lieux et des costumes ; le lecteur n’est ni ménagé, ni flatté, ni rassuré ; s’il est content ou non, nul ne s’en soucie ; on le laisse mordre et déchirer un détail ou l’autre, comme font les petits chiens. On voudrait punir par raillerie et refus cet art sans politesse. Mais le vrai lecteur n’écoute seulement pas. Quelqu’un donc, qui explorait à grand travail la Comédie humaine, comme on lui citait des merveilles de cet auteur, faites pour les musées et les anthologies, trouva à dire ceci : « Ni rare ni difficile ; on voit les ressorts, et n’importe qui peut en faire autant. Mais quand Balzac est ennuyeux, c’est alors qu’il est inimitable ».

Propos de littérature, 1934