Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

L’existence pure

On conte que Hegel, devant les montagnes, dit seulement : « C’est ainsi. » Je ne crois pas qu’il ait retrouvé dans la suite cette sévère idée de l’existence, qui à ce moment-là lui apparut dans sa pureté. Ce poète cherchait l’esprit partout, essayant, comme il l’a dit, de mener à bien une sorte d’immense théodicée. Ce que ce puissant génie a porté si loin, nous l’essayons tous. Nous voulons croire que l’existence peut être justifiée; aussi faisons-nous reproche à cette pierre qui tombe et qui n’a point d’égards, à cette pluie qui tombe et qui n’a point d’égards. Juin nous est un dieu subalterne, qui a des devoirs envers nous. « C’est que Dieu est irrité », dit le prêtre. Mais comment prendre pour une punition, ou seulement pour un avertissement, cette aveugle distribution de pluie, de vent et de soleil ? Les éléments sont secoués ; ils se frottent et se heurtent ; tourbillon et orage ici, éclaircie là. Ne cherchez pas un sens à ces mouvements élémentaires ; ils dansent comme ils dansent ; c’est à nous de nous en arranger ; à nous de lancer là-dessus nos projets et nos barques.

Le spectacle des montagnes donne quelque idée du fait accompli, par cette masse qu’il faut contourner. Mais cette immobilité nous trompe encore ; car nous nous y accoutumons ; et à force de penser que c’est ainsi, nous croyons comprendre qu’il n’en pouvait être autrement ; ces masses butées ont une sorte de constance ; nous les prenons pour des individus ; ce ne sont pourtant que des amas ; chaque caillou et chaque grain de sable est heurté de partout, se loge où il peut, et n’y reste guère. Toutefois il faut jeter les yeux sur une longue durée pour arriver à voir couler les montagnes. Les solides nous trompent toujours par une sorte de visage qu’ils offrent. Celui qui ne voit que la terre est toujours superstitieux ; il cherche quelque sens en ces formes qui persistent. Et même le fleuve coule toujours dans le même sens.

Si l’on veut former quelque idée de l’existence pure, c’est plutôt la mer qu’il faut regarder. Ici une forme efface l’autre ; un instant efface l’autre. On voudrait parler à la vague, mais déjà elle n’est plus ; tout cela se secoue et ne vise à rien. Chaque goutte est poussée ici et là ; et les gouttes sont faites de gouttes ; ne cherchez point de coupable. Ici est le champ de l’irresponsable. Chaque partie nous renvoie à d’autres, sans aucun centre. « Tumulte au silence pareil » ; ainsi parle le poète de ce temps-ci. Pesez cette parole, si vous pouvez. L’homme a donc enfin compris ce murmure qui ne dit rien?

Il y a beau temps que l’homme l’a compris. Le marin se fie depuis des siècles à cette chose qui ne veut rien, qui ne sait rien, qui se heurte à elle-même sans fin. Le paysan est timide à côté ; il craint parce qu’il espère. Le marin a jugé cette masse fluide, évidemment sans projet et sans mémoire ; et, parce qu’il ne peut espérer rien d’elle, il ne compte alors que sur lui-même. « Il avait un triple airain autour du cœur celui qui le premier se confia à la mer, lui et sa barque » ; ainsi parle le poète latin; mais cette remarque est d’un paysan. Au contraire l’audace devait naître sur cette bordure des flots, car on y voit clair, assez pour voir qu’il n’a rien à y voir ; cette totale indifférence donne confiance, parce que, devant cette agitation qui ne nous veut ni mal ni bien, l’idée de fatalité se trouve effacée. Les formes terrestres règlent d’avance ce que nous pouvons faire, d’où cette vie païenne, autrement dit paysanne, qui se meut selon le permis et le défendu. La mer nous révèle un autre genre de loi, instrument et moyen pour l’audacieux. D’où il faut revenir, et juger, solide ou non, cette étendue sans fin de l’existence, de l’existence qui n’est ni parfaite ni imparfaite, qui ne nous aime point, qui ne nous hait point, qui est seulement mécanique, et par là gouvernable autant qu’on en saisit l’aveugle jeu. Il est bien remarquable que finalement la physique des liquides ait expliqué les solides et ait servi à défaire ce visage immuable et trompeur que font voir les choses de la terre. Plus l’homme étend ce cercle de l’existence pure, plus il la rapproche de lui-même, jusqu’à la voir circuler en ce monde humain et dans sa propre vie, plus aussi il est fort.

12 juin 1926

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