Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

L’idée catholique

La religion universelle, ou catholique, car c’est le même mot, est quelque chose d’individuel, de secret, d’invincible. Elle enseigne premièrement que chacun doit sauver son âme, et que les autres biens, plaisir, richesse, puissance, sont comme nuls à côté de ce grand devoir. Elle enseigne que ce qui est bien est absolument bien, loué ou non, connu ou non ; et que ce qui est mal est absolument mal, connu ou non, puni ou non. Que c’est la conscience de chacun qui en est juge, et non point l’opinion, ni l’autorité, ni l’utilité. Qu’ainsi tous les hommes sont égaux, autrement dit que la richesse, la puissance, la gloire ne désignent nullement les plus dignes ; et que, tout au contraire, on risque fort de s’avilir et de perdre son âme si l’on recherche principalement ces biens-là ; qu’au rebours l’homme piétiné, oui l’homme sur lequel on marche, l’homme qui est comme la terre battue de cette société, peut fort bien au dedans être un héros, un saint, ou plus simplement un brave homme, et enfin compter bien plus en valeur d’esprit que ceux qui le méprisent et même l’ignorent ; qu’il y a même de grandes chances pour que cet humilié, ce méconnu sauve son âme, n’ayant en effet que cette ressource au monde, de se recueillir en soi, de juger de son mieux et courageusement selon son esprit, d’agir en conséquence, et ainsi de posséder le vrai contentement. Dont les saints offrent un exemple éclatant, puisque c’étaient des hommes volontairement pauvres, qui méprisaient la livrée extérieure, et qui s’efforçaient de penser et d’agir selon la vérité universelle.

Ce programme est beau. Faites-le sonner de toutes parts, vous n’y trouverez point de défaut. Il serait beau de vivre ainsi ; il y a des moments d’importance où l’on sent que l’on devrait penser et vivre ainsi ; au reste ce programme a remué le monde, et humilié les conquérants. Je ne sais si ceux qui se nomment catholiques le reconnaîtront ; il est dans la destinée des plus beaux noms d’être volés, comme des vêtements. Pour moi je ne vois pas comment ces idées catholiques s’accordent avec cette arrogance, ce mépris des petites gens, cette flatterie aux puissances, cette ambition, cette infatuation, ce culte de la force, que je remarque chez tant de catholiques, et aussi bien chez des prêtres. Ce que je vois clairement, c’est que ce grand programme est celui de la Ligue des Droits de l’Homme. Car je vois qu’elle n’a point souci des fausses grandeurs, ni respect de la force ; je remarque aussi qu’elle n’a point de force, et qu’il lui suffit de ce témoignage public qu’on appelait autrefois le martyre. Le martyr c’est le témoin intrépide ; c’est aussi trop souvent l’homme persécuté ; ainsi le sens populaire du mot est encore un éclatant témoignage, et même effrayant.

 

Hans Holbein l’Ancien (1460-1524) : Le martyr de St Sébastien (détail), 1516, Alte Pinakothek

 

Il n’y a plus de saints. Il n’y a jamais eu de saints, si l’on s’en rapporte à eux, qui se dirent toujours indignes, et prisonniers de chair. Il n’y a de saints que dans la mémoire des hommes, qui toujours rassemble des paillettes du précieux métal pour en faire des statues et des modèles. L’apôtre Pierre a trois fois renié son âme. Ainsi nos nouveaux apôtres ne sont point plus d’or pur que n’étaient les anciens. Ils sont évêques aussi. Ils ne doivent point s’étonner que le petit peuple les morde aux chausses ; c’est fraternité cela. L’église fut toujours mordue aux chausses par quelque esprit de réforme ; et le pasteur réformé lui-même, si arrogant dans la guerre, qui n’a désiré de le mordre aux chausses ? Celui qui prend publiquement ce grand métier d’être homme, il promet beaucoup. Il est au poste de vigie ; qu’il n’espère point dormir là-haut. Fouetté selon sa propre loi ; comprend-il cet honneur ?

1er octobre 1927 (PZ)

Libres Propos, Nouvelle Série, Première année, n°8, 20 octobre 1927 (LII)

Propos sur la religion, LXXI, « L’idée catholique »