Il y a des parties de la côte bretonne où les cultures, les haies et les bouquets d’arbres viennent border les rochers inhumains et l’océan sans moissons. Il n’y a qu’un petit sentier de douaniers entre le bout du sillon et le bruyant précipice. L’on peut ainsi, sur quelque petite plage, et regardant vague après vague, se trouver adossé en quelque sorte au monde humain, tout marqué de signes, tout réglé et raisonnable, devant ce sable à demi liquide, où s’effacent les signes, et devant cette étendue en agitation qui refuse tout signe. Ici quelque chose prend fin et quelque autre chose commence. Ici finit l’empreinte humaine et le royaume de coutume, où l’esprit s’endort. Ici commence le chaos, où il faut que l’esprit s’éveille.
Souvent aux jours de fête on voit, comme en un théâtre, sur la plage courbe, paysans et citadins qui regardent la chose inhumaine comme un miroir où ils se reconnaîtraient. Un fort sentiment saisit ici l’homme, et éveille d’abord une attention sans espérance ; toutes les pensées sont recouvertes et noyées; ici on ne sème point, on ne récolte point; mais il faut conquérir, et l’on ne peut garder; les vaisseaux n’ont point laissé de sillon ni d’ornière. Ici finit le royaume de providence, d’épargne, de fruit, de travail, où la constance cache si bien la loi. Ici se montre en tours et retours l’inconstante nature des choses, qu’on ne peut prédire, et qu’il faut comprendre. Constante et fidèle en cela ; fidèle et sûre amie en cela seulement qu’elle ne promet point, qu’elle ne signe point d’alliance, qu’elle ne trahit point.
Les choses solides et labourables ont toujours une apparence de visage pensant ; car on les retrouve ; elles durent plus que nous. Ce sont des sphinx. Elles renvoient la solution à l’on ne sait quel terme ; nous y sommes dupes du temps, du progrès, et de l’imperceptible usure, qui rend vains tous nos placements. Nous sommes ajournés ; telle est notre exigeante patrie. Aussi qui ne se plaît à dessiner au bord de la vague des empires aussitôt effacés ?
La peur habite les bois. Tous les bois sont bois sacrés. Il faut croire, mais nul ne s’y fie. Devant la plaine liquide on ne peut croire, car on n’y voit point de ces signes muets. Les possibles ne nous guettent point, mais sous nos yeux ils s’enroulent et se déroulent ; on y lit à travers, dans cette transparence; rien n’est mystérieux ni impénétrable ; c’est la puissance nue ; le moindre ourlet de vague est comme un raz de marée ; rien n’est grand ni petit ; le grand n’est qu’une somme de petits ; tout est fait de ces gouttes inoffensives et sans dessein. Ainsi l’autre loi paraît, la pure loi de nature, en laquelle il n’y a ni punition, ni récompense, ni aucun genre de vouloir. La nature, enfin, n’a plus de visage ; elle ne nous fait plus peur. Il y a de la sympathie dans la peur et toujours du respect ; les animaux domestiques nous renvoient fidèlement, en leurs regards, cette double image de nous-mêmes. D’où ces cultes païens, qui vont si naturellement à la fureur, par l’imitation de l’idole. Or, il n’y a point de culte océanique. L’océan, grandeur étalée, par addition à elle-même, extérieure à elle- même, l’océan refuse le culte ; mais il attire l’action immédiate et la précaution, non le respect. L’esprit d’examen est né et s’entretient sur cette bordure mouvante. Ceux qui ont dit que c’est le solide qui nous instruit n’ont pas poussé bien loin ; dans le fait la physique des fluides est bien plus avancée que celle des solides. Devant l’océan instituteur, l’homme conçut la danse des atomes et des tourbillons. Oui, sortant des forêts pleines de dieux, l’homme au bord de la falaise reconnut son redoutable, mais fluide et maniable royaume. C’est alors qu’il osa penser.