Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

L’attention intempérante

L’art de faire attention, qui est le grand art, suppose l’art de ne pas faire attention, qui est l’art royal. Savoir dormir, savoir se reposer, savoir ignorer, savoir oublier, voilà ce qui est trop rare dans les chefs. L’homme est étrangement assiégé ; couleurs, odeurs, bruits, contacts ne cessent pas de se précipiter par les portes de l’homme ; s’il tient audience ouverte, il est perdu. La résolution de dormir est merveilleuse ; c’est un refus d’attention. Il y faut un courage tranquille et une indifférence aux frontières ; la surface du corps ne se hérisse plus, elle se confie ; cette réconciliation est la substance du bonheur. Qui se prive de sommeil se prive d’éveil. Qui ne dort pas assez est littéralement empoisonné par sa propre agitation ; qui a dormi est lavé.

Ce retour des nuits est un grand conseil. Mais une journée de pensées est bien au-delà de nos moyens. Un homme de jugement sait dormir partout. Il donne audience, et dort. Au court réveil, quand c’est le moment de juger, il a cette faiblesse de n’avoir pas écouté, mais il a cette force d’être frais et reposé. Quel avantage pour celui qui a tout lu et qui sait tout, s’il est fatigué dans le moment où l’événement demande réponse ? On conte des miracles sur le travail inconscient de l’esprit. Quelques-uns croient qu’il se fait une mise en ordre et comme une digestion des idées pendant le sommeil. J’aime mieux supposer que lorsqu’ils ont longtemps dormi, ils s’éveillent tout neufs, et, en un instant, démêlent des difficultés qui, la veille, étaient insurmontables par l’effet de la fatigue. Tout l’art est de ne point courir après l’idée dans le moment qu’elle fuit. Tout l’art est de refuser cette attention usée, cette attention qui n’est plus du premier et frais moment. Sur une statue ou un monument, il vaut mieux jeter deux ou trois éclairs d’attention qu’appuyer le regard. J’ai connu de ces regards appuyés qui quêtaient le savoir ; ils ne voient pas, parce qu’ils regardent trop.

Ceux qui ont étudié avec suite les plus faibles sons ont découvert quelque chose qu’ils ne cherchaient point. Un très faible son, et continu est, entendu comme discontinu ; l’attention bat comme le pouls ; elle se donne de petits sommeils ; elle se refuse, et puis elle saisit. Cela est vital ; cela ne fait que traduire l’exigence du corps, la même qui donne le rythme à la rame ou à la hache ou au marteau. Qui serre toujours serre mal. L’athlète véritable est celui qui se repose dans le jeu même, et qui ne ferme le poing que sur le coup.

Ce qui m’intéresse dans l’homme c’est la masse dormante ; ce que je méprise c’est l’agitation comme méthode de penser ; c’est frappé cent fois à côté avec l’espoir d’un coup juste ; mais le coup juste [28] est toujours le premier coup ; et il ne faut point essayer. C’est pourquoi la méthode de penser en commun et de décider en commun est mauvaise ; elle épuise tout le monde et conduit à des solutions de fatigue. Il n’est pas difficile de deviner ce que sera une solution de fatigue ; ce sera acceptation et résignation ; et de mauvaise grâce, ce qui achève le mal. La mauvaise humeur est le fruit de l’attention intempérante. J’ai pris une grande leçon de ces associations qui prospèrent et ne font rien. C’est que l’attention y est vivante au commencement, quand les questions se posent, et morne à la fin quand il faudrait décider.

Les signes de l’intelligence sont bien trompeurs. Front soucieux, regard pénétrant, bouche tordue par les discours contraires, cela annonce plus de pensées que l’homme n’en peut conduire. Je regarde au contraire les parties lisses et apaisées ; telles les joues, comme un grand mur ; aussi le cou et la carrure qui signifient une juste proportion entre la vie et la pensée. Ce qui n’est point rustique pense d’abord trop, et bientôt ne pense plus du tout. De quoi les belles statues devraient nous avertir ; car la forme y est gardée contre l’incident. Je crains les agités. Je voudrais quelques hommes de marbre dans la politique.

29 août 1931