Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Marcel Proust

Il n’est pas facile de dire ce que c’est qu’un bon roman. Les mauvais romans, en revanche, sont tous à peu près du même modèle ; ce sont des objets qui portent la marque du moule. Tout y est rassemblé pour plaire, pour étonner, pour toucher ; tableaux de mœurs et de travaux ; attitudes, mouve­ments, costumes, couleur et forme des lieux, patois, archaïsmes. Étalage de métaphores ; incantation vaine. Rien n’apparaît. C’est un monde d’images, et l’image n’est rien.

Mais voici un enfant qui n’a point fini de naître ; toujours retournant à la pulpe maternelle, comme le petit de la sarigue. Vêtu et enveloppé de ses parents chéris ; qui voit hommes et choses en ombres sur sa fenêtre ; qui médite d’abord sur les mots, selon la loi de l’enfance ; qui pense par les dieux du foyer ; qui croit tout de ce monde proche, et ne croira jamais rien d’autre ; qui découvre toutes choses à travers ce milieu fluide. Semblable à ces peintres qui regardent les choses dans un miroir noir, afin de retrouver leur première apparence ; mais sans aucun artifice, et par la grâce de l’enfance. Toutefois cette comparaison, tirée de la peinture, peut faire comprendre ce que c’est que métaphore, et ce que c’est que peindre par métaphore ; car le peintre de paysage, afin de représenter la distance des choses, l’horizon, la mer et le ciel, doit les réduire d’abord à une apparence colorée, sans aucune distance. Ainsi notre poète voit d’abord les choses et les gens projetés sur la peau de l’œuf familial. D’où cette vérité immédiate, aussi bien déformée, aussi bien mons­trueuse, et pourtant copiée fidèlement, comme les Japonais copient un poisson ou un oiseau. Nous voilà au premier éveil, à la première naissance du monde. C’est l’âge patriarcal revenu.

La métaphore à l’état naissant se rapporte à cet âge de la pensée où les idées, naturellement prises toutes de l’ordre humain, déterminent les objets extérieurs d’après les relations familiales et politiques. D’un côté, la première apparence de l’objet est conservée, car c’est l’idée pratique, l’idée d’artisan qui change l’apparence. D’un autre côté ces apparences expriment directement les affections ; tout monstre est langage et symbole. Tel est l’âge du poète. Et il ne faut point dire que le poète en cela imite le peintre ; mais il faut dire plutôt que le peintre retrouve quelque chose de la première poésie. Ainsi le mauvais romancier décrit des tableaux, vain travail, que l’imagination ne peut suivre ; au lieu que le poète, par la vérité des affections, rabaisse le monde au niveau de l’apparence, et, de tout ce qui nous entoure, refait apparition et fantôme. Tel est l’âge magique, autant qu’on peut le décrire, où c’est le monde lui-même qui apparaît. Aux yeux d’une race active et industrieuse, le monde n’apparaît plus, il est. Aussi nos rêveries sont maigres. Notre mythologie est extérieure et peinte. Ici au contraire la mythologie est en action, et découvre le monde. Je doute que le lecteur ait assez reconnu, en ce gribouillage, le peintre déplaisant des Swann et des Charlus, aux yeux de qui nous sommes des végétaux, poissons et autres formes. Déplaisant, mais fort.

Propos de Littérature, Pléiade col. 1, 10 décembre 1921

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