Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Mécanique civilisation

 

J’admire fort notre civilisation. Je le dis sans rire. Il est merveilleux de penser à cette multitude d’actions barbares qui sont comme impossibles à un homme moyen de chez nous. Bousculer une vieille mendiante, se moquer d’un aveugle, tromper un enfant, laisser un malade à la rue, écraser froidement un chien ou un chat, ce sont des choses que l’homme moyen ne peut pas faire. De même, il ne supporterait pas la torture ni la roue, non seulement en spectateur, mais en idée. Nous avons des hôpitaux, des soupes, des asiles de nuit, des gouttes de lait. Tout cela va de soi. La bonté va de soi. Nul ne discute ici ; nul ne demande pourquoi. C’est quelque chose d’être gardé de faire le mal par un usage aussi fort que celui qui nous impose la cravate et le pantalon. Ce que j’appelle civilisation, c’est ce qui va de soi dans nos vertus. Et c’est une sorte de politesse, je n’ose dire plus étendue, plus sérieuse, que la politesse, car la politesse va fort loin et je n’en vois point les limites ; la plus grande charité est souvent cachée dans la politesse. La politesse est un hommage au semblable, une reconnaissance du semblable, sans enquête, au seul aspect. C’est supposer dans l’autre l’esprit et le cœur, toute la délicatesse possible, et en tenir compte, par la manière d’aller, de venir, de se ranger, d’aider, de ne pas trop aider, de s’intéresser, de ne pas trop s’intéresser. Un homme de politesse moyenne est fin comme trois moralistes. Il est Pascal, il est Vauvenargues, il est Voltaire, et il ne s’en doute point. Cela va tout seul, cela est mécanique.

« O mécanique civilisation ! » C’est un mot de Montaigne pensant à la conquête de l’Amérique, et aux rustiques vertus des indigènes, si promptement broyées.

 

Félix Vallotton (1865-1925): Verdun, 1917, Paris, musée de l’Armée.

 

Montaigne va ici au fond. Ce mot réveille. Le mal des civilisations est qu’elles sont mécaniques. On s’y fie ; on s’y repose. On dirait presque comme l’écraseur : « L’assurance paiera » ; mais on ne le dit point, et l’écraseur ne le dit point ; simplement il roule. Il fait comme tout le monde fait. Je ne sais s’il y eut jamais des nations barbares. Tous ceux qui ont écrit des Égyptiens, des Perses, des Germains ont à citer de bons usages et des mœurs que l’on peut admirer. La barbarie consiste peut-être en ceci que l’on n’a que des mœurs. On vit alors comme une machine roule. On ne juge plus. De même que chez notre épicier, le compte des recettes est fait par la machine, de même nous laissons les jugements moraux à la grande machine à juger ; mais il n’y a point de machine à juger.

L’homme poli montre du jugement, mais n’en a point. C’est l’homme peu poli qui sait le prix de la politesse, lui qui, sans le vouloir, quelquefois blesse et offense. Mais le même homme aperçoit très bien les limites de la politesse, et même les crimes de la politesse, dont la guerre est un frappant exemple. C’est pourquoi il y a du sauvage en tout moraliste, comme on voit en Rousseau, qui, vivant hors d’institution, devait tout faire par jugement et n’y suffisait point. Nul n’y suffit. On ne peut allonger le bras par jugement ; il faudrait disséquer muscles et nerfs, motifs, méthode et tout. C’est la nature qui allonge le bras, et c’est l’habitude qui oriente ce mouvement vers une tasse de thé ; celui qui délibère ici cassera. Mais la nature ne suffit à rien, ni l’habitude, ni aucune civilisation. Ce qui achève et ce qui orne une civilisation, ce sont les mécontents, et, par-dessus tout, les mécontents qui devraient être contents. Précieuse espèce.

 

La Lumière, 2 juin 1928

Libres Propos, Nouvelle Série, Deuxième année, n°6, 20 juin 1928 (CXXIX)

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