Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Ne pas choisir

Beaucoup se plaignent d’avoir mal choisi. C’est qu’un métier n’est nullement, pour celui qui le fait, ce qu’il était devant celui qui l’a choisi. Toutefois n’allez pas maintenant en choisir un autre ; vous y trouverez d’abord une belle apparence, et, bientôt après, tout à fait autre chose ; bon ou mauvais, mais autre. Cela est vrai pour un appartement, pour une maison de banlieue, pour un site ; cela est vrai dans l’amour et vrai dans l’amitié. On choisit vite. On choisit mal. Et même, choisit-on ? Qui donc a tout visité, tout pesé, tout comparé ? Mais non. Chacun choisit devant ses pieds. Le hasard est pour beaucoup dans nos partis. Pour le surplus, nous sommes déjà chargés de choix. Chaque pas dans la rue est un choix. Et que de choix faits pour nous et par d’autres, avant que nous nous avisions de choisir, avant que nous y puissions penser ! On n’oserait choisir de marcher sur tel pavé, si l’on calculait les suites possibles. Aussi, c’est nature qui fait le choix.

Première remarque à faire : l’homme qui s’avance porte, disait le sage, toute sa fortune avec lui. Il est toujours lui ; il n’a jamais réellement que lui. Mais ce n’est pas peu. Laissons le costume. Laissons toutes ces pendeloques qui commémorent nos choix. Cela n’est pas de nous. Regardez deux prêtres, deux juges, deux gendarmes, comme ils diffèrent par la charpente, les os de la face, les yeux, les cheveux, l’inévitable expression. C’est par quoi, direz-vous, nous sommes encore tenus, et de plus près. C’est, il est vrai, un autre costume, que nous n’avons pas choisi, que nous ne pouvons jeter. Mais c’est décrire la force en langage de faiblesse. Un vivant est par lui-même un succès étonnant ; car ce grand univers n’a pas cessé de l’attaquer ; un vivant ne cesse de vaincre et de s’affirmer. Voilà ce que nous sommes premièrement, une victoire en marche. Le pensant, qui se sent et se connaît lui-même, est encore bien plus riche ; car la situation difficile, et l’obstacle infranchissable, on peut encore les connaître ; la connaissance va jusqu’à la lune, jusqu’au soleil, jusqu’aux étoiles inaccessibles ; et même cette connaissance de choses si lointaines règle nos actions, par une détermination précise des temps et des lieux.

 

Robert Delaunay (1885-1941). Femme portugaise, 1915, Columbus Museum of Art, Colombus, États-Unis.

 

Ces ressources de vie et de pensée sont encore peu en comparaison du vouloir, pourvu qu’il redescende de ses vues chimériques à la situation réelle, et à ce qui est commencé. Tout est commencé, nous n’avons qu’à continuer. Que chacun se prenne au point où il est, dans le mouvement qu’il va faire. Le point où il est arrivé, chacun peut le connaître mieux par un mouvement d’attention. Le mouvement qu’il va faire, par la nature, par le besoin, par la coutume, chacun peut le faire mieux par un mouvement de volonté. Songez-y, la volonté n’a absolument aucune prise hors de la situation présente, et de ce pas que vous allez faire ; toutes les résolutions pour l’avenir sont imaginaires. Continue ce que tu fais, mais mieux. Tu n’as point le choix. Partant de la présente situation, il faut ou suivre le besoin, ou suivre la coutume, ou vouloir ce qu’on va faire, et le changer par là. Ce que je ferai dépend de ce que je fais. L’action compte double ; elle change la situation ; elle me change moi-même. Le bûcheron fend l’arbre et se fait des bras.

Il n’y a qu’un mieux pour chacun, c’est de faire mieux par volonté ce qu’il allait faire par nécessité et mal. Le pilote ne se dit point qu’il aurait dû ne pas partir, ou prendre une autre route ; mais, de la route qu’il a prise il veut faire la bonne route. N’ayant plus à choisir, sinon entre vouloir et subir, il veut, afin que le choix soit bon. De même un enfant, qui est né tel, il faut l’élever selon sa nature, au lieu de vouloir follement qu’il soit autre. Et chacun est pour lui-même comme un enfant qu’il a, et qu’il n’a point choisi, qu’il doit prendre d’abord comme il est, et conduire pour le mieux, partant de là. De même un ami, une femme, un métier. Tout est mauvais si l’on laisse aller ; il faut donc vouloir, ce qui est espérer et aimer. Il faut vouloir ce qu’on fait, aimer ce qu’on fait.

 

La Psychologie et la Vie, janvier 1928

Libres Propos, Nouvelle Série, Deuxième année, n° 2, 20 février 1928 (XCI)

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