En ce point de la côte, la mer n’a pas usé le rivage par de grandes plages entre deux becs de schiste ; mais la terre nourricière se trouve tranchée comme à la bêche par de profondes entailles, et séparée en îlots grands comme des maisons, chacun élevant au niveau des moissons une table de terre fertile, ornée des mêmes plantes que le rivage. Vue de loin, la frange verte semble continuée ; de plus près, on découvre ces grandes coupures qu’on dirait d’hier. Les champs de blé et de betteraves et les petits murs courants conduisent l’œil jusqu’aux bosquets d’arbres tordus, indicateurs du vent, où les toits se montrent. En bas, c’est un autre monde de rues tournantes entre ces maisons de roc, d’ouvertures découpées sur une mer d’août, violemment bleue. Ces couloirs sont comme pavés d’un sable rose, humide et ferme, sans un galet, le plus beau que j’aie vu. Ici tout est brassé, lavé, séparé. Couleurs pures, ombres dures.
L’homme sent qu’il se retrouve, en ce monde sauvage et étranger. Je le vois qui s’arrête au spectacle, heureux, et nettoyé d’ennui. Sait-il pourquoi ? C’est qu’il se livre, à ce que je crois, au bonheur de penser. Comme quelquefois on pense à ce qu’on aime, pour s’y fier absolument et ne jamais le vouloir autre. Mais, hors de ces précieux moments, il se peut que l’homme soit fatigué de l’homme. Cette forme veut l’accord, et même le force ; d’où une attention précipitée et souvent sans fruit. Nous rendons le signe avant de l’avoir compris. Toute vie bornée aux échanges est étrangère à soi. Sans compter que la terre est couverte de signes de l’homme, qui veulent aussi politesse. Au contraire, sur cette coupure, encore mieux au fond, il suffit que vous tourniez la tête ; nul chemin, nulle trace de l’homme ; nulle méditation sur un avenir composé. Tout est clair ; tout est en place. L’histoire ici ne pèse plus. Je suis le premier homme. Vainement on voudrait remonter au temps où ce sable était roche ; aussitôt la roche et le sable répondent par ce contraste de tout temps ; et l’eau devant nous, allant et revenant, explique assez, par ce qui est, ce qui fut et ce qui sera. Tout sera toujours bien, et tout sera le même, car rien n’est fait ni défait, et tout se garde d’être, en ce mouvement. Tout est neuf, et en parfait ajustement. Je me demande ce que c’était autrefois ; mais autrefois vient de se montrer ; c’était cette vague qui n’est plus, qui se reforme autre et la même. Cette mer ne baigne pas seulement le corps; l’esprit s’y lave.
Comme cette rumeur aussi qui ne cesse point, et cette continuelle musique en ces chambres sonores. Ce bruit ne dit rien et n’est rien. Peut-être noie-t-il ces discours murmurés, cette plaiderie tout bas que chacun fait à soi, ce heurt du oui et du non. Il me semble que nous disons oui toujours à cette rumeur rythmée, comme nous disons à la belle musique. Mais pourquoi ? Sans doute par une plus profonde imitation, qui, celle-là, nous rend à nous-mêmes. Car il se peut que la rumeur marine s’accorde avec notre propre rumeur, rythmée aussi, monotone aussi en sa variété. Il y a une partie de la musique, et ce n’est pas la moindre, qui excite, modère, conseille notre souffle, nos vagues, nos marées. Le grand musicien devine ces hauts, ces bas, ces compensations, ces repos, ces réveils ; mais il se peut bien que l’Océan nous apprenne encore mieux à vivre, par ceci que nos fluides, suspendus et tremblants, dépendent comme lui des changements de la pesanteur que commandent les astres proches, soleil et lune. Car nous sommes liquides, et nous ne pouvons changer tout d’une pièce. Celui qui n’a pas réglé les touches de son attention sur les vagues de sa propre vie connaît des creux et des chutes, et quelquefois un malheur de système en ses pensées ; dont l’Océan peut-être nous guérit ; non qu’il nous donne toujours des pensées ; mais il semble en marquer d’avance les réveils et les repos selon notre loi secrète.
20 août 1928