Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Du style

Je vois dans les Mémoires de Tolstoï qu’à vingt ans il connaissait déjà les deux choses qui importent pour la formation de l’esprit, c’est-à-dire un emploi du temps et un cahier. Les idées viendront ensuite, dit-il. L’action d’écrire me paraît la plus favorable de toutes pour régler nos folles pensées et leur donner consistance. La parole convient beaucoup moins ; et surtout la conversation est directement contraire à l’examen réfléchi. Il faudrait prendre la conversation à peu près comme le catholique prend la messe. Ce n’est qu’un échange de signes connus et un exercice de politesse. Il n’y faut point chercher d’idées, et surtout il n’y en faut point mettre. J’ai observé souvent que l’interlocuteur habille selon la politesse tout ce que vous lui proposez imprudemment ; c’est sur un tel souvenir que vous travaillez, et bien vainement. La forme a scellé le contenu. En ces élégants résumés il n’y a plus que du style. Gardez-vous des gens d’esprit ; ils feront tenir en trois lignes l’avenir de vos pensées.

Je remarque que mes préférés, Stendhal et Balzac, passent l’un et l’autre pour n’avoir point de style ; au contraire on en reconnaît en Flaubert, où je n’ai pas trouvé grand’ chose. Au temps de Voltaire on jugeait communément qu’un petit temple dans le genre grec avait du style, et qu’une cathédrale gothique n’en avait point. Peut-être faut-il considérer les autres arts, et principalement ceux qui sont tout près d’un métier, pour comprendre que c’est le contenu ou la matière, par la résistance même, qui fait la forme belle. Une forme n’est point belle. Par exemple, en Salammbô, il apparaît que la forme détermine le contenu ; la chose n’y est qu’ornement, sans aucune réalité. Au contraire, en un voyageur comme Chateaubriand, c’est l’objet même qui règle la forme ; et, dans cet auteur, je trouve même l’exemple des deux manières, car il y a plus de style dans L’Itinéraire que dans Les Martyrs ; et ceux qui aiment Salammbô diront justement le contraire.

 

Vassily Kandinsky, Petits Mondes I, 1922

 

Me voilà bien loin du cahier de Tolstoï. Mais non pas si loin. Car les pensées en leur première confusion, sont un contenu aussi, et une matière résistante. Réfléchir sans projet, et en prenant l’écriture comme moyen, est une méthode pour vaincre le style. Car il faut que l’expression soit trouvée, mais non point cherchée ; et la plus petite trace de recherche dans la forme est laide. Dès que vous changez un mot pour plaire, cela se voit ; forme creuse alors, comme l’étain repoussé. Qui ne préfère un broc d’étain sans ornement aucun ? C’est que la matière alors détermine la forme ; et il est vraisemblable que la belle forme des anciennes poteries résulte de cet équilibre qu’il faut trouver pour la matière encore plastique avant la cuisson. Ainsi il y a une forme pour la pensée de chacun, qu’il doit trouver, mais non point chercher. Quand l’écrivain trouve sa forme et se plaît à lui-même, c’est un beau moment et c’est le trait. Et ce bonheur d’expression, comme on dit si bien, est, comme tout bonheur, un effet et non une fin. Quand une ville est belle, elle est plus belle qu’un temple. Mais aussi un beau temple fut toujours bâti comme une ville, pour une fin qui n’était pas le beau.

28 janvier 1922 (LP)

Libres Propos, Première série, Première année, n°44, 4 février 1922

Propos sur l’esthétique (1923), 27, « Du style »

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