Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Oeuvres

Une œuvre commencée parle bien plus haut que les motifs. Il y a des motifs de coopérer, et bien forts ; on peut les éclairer et retourner dans son esprit pendant toute une vie et ne point coopérer. Mais la coopérative en croissance appelle le fondateur ; et les pierres d’attente, en toute œuvre, sont de suffisantes raisons pour la continuer. Heureux donc qui voit dans le travail de la veille les marques de sa propre volonté.

On dit que les hommes visent toujours quelque bien ; mais je les vois paresseux devant une fin raisonnable. Leur imagination n’a point tant de force qu’elle puisse les intéresser à une œuvre qui n’est encore rien dans le monde. C’est pourquoi il y a tant d’œuvres devant nous que nous jugeons bonnes et que nous ne faisons point. L’imagination nous déçoit de plus d’une manière, mais principalement parce que nous la croyons annonciatrice par cette agita­tion présente qu’elle nous fait sentir ; mais ce stérile mouvement se termine à lui-même ; l’agitation est toujours au présent et les projets sont toujours au futur. D’où cette parole du paresseux : « Je ferai » ; mais la parole de l’homme est plutôt : « Je fais » ; car c’est l’action qui est grosse d’avenir. Imprévisible l’avenir, et aussi bien dans les œuvres ; car l’avenir que l’œuvre nous découvre n’est jamais celui que nous pensions, et toujours plus beau ; mais cela personne ne peut le croire ; et les songe-creux vont répétant que leurs projets sont bien plus beaux que les œuvres des autres.

Regardez pourtant ces hommes occupés et heureux ; tous ils courent à l’œuvre commencée, qui est épicerie en accroissement, ou collection de timbres ; chacun sait qu’il n’y a point d’œuvre frivole dès qu’elle est en train. Je les vois tous las d’imaginer, et avides de percevoir leurs pierres d’attente. Une broderie à ses premiers points ne plaît guère ; mais à mesure qu’elle avance elle agit sur notre désir avec une puissance accélérée ; c’est pourquoi la foi est la première vertu, et l’espérance n’est que la seconde ; car il faut commencer sans aucune espérance, et l’espérance vient de l’accroissement et progrès. Les projets réels ne poussent que sur l’œuvre. Je ne crois point du tout que Michel-Ange se soit mis à peindre parce qu’il avait toutes ces figures dans la tête ; car il ne dit, devant la nécessité, que ce mot : « Mais ce n’est point mon métier. » Seulement il se mit à peindre, et les figures se montrèrent ; et c’est cela qui est peindre, j’entends découvrir ce que l’on fait.

On dit bien que le bonheur nous fuit comme une ombre ; et il est vrai que le bonheur imaginé nous ne l’avons jamais. Le bonheur de faire n’est nulle­ment imaginé ni imaginable ; il n’est jamais que substantiel ; nous n’en pou­vons former l’image. Et, comme savent les écrivains, il n’y a pas de beau sujet ; je dirais même plus, je dirais qu’il faut se méfier du beau sujet, mais aussitôt s’en approcher et s’y mettre, afin de réduire le fantôme, ce qui est déposer l’espérance et se donner la foi. Défaire, pour refaire. Et c’est sans doute par où l’on peut comprendre les différences étonnantes qu’il y a toujours entre le roman et l’aventure véritable qui en a été l’occasion. Peintre, ne t’amuse pas au sourire du modèle.

29 novembre 1922

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