Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Produire n’est pas une fin

Le syndicalisme ouvrier est radical, et ne s’en doute pas. Cela me fait comprendre que les formes politiques ne dépendent pas beaucoup des doctrines abstraites. Tout se fait selon une autre logique. Les ouvriers sentent la main du maître, et n’aiment pas cela. Ils s’unissent contre la métaphysique du cuivre et du caoutchouc. Seuls ils sont capables de ramener à la terre des hommes les rêveries bureaucratiques de nos colonels d’industrie. Cette inhumaine rationalisation, ils la jetteront par terre quand ils voudront ; d’autant que le haut de l’édifice tombe tout seul. L’ouvrier revient à dire qu’il veut vivre une vie humaine tout de suite ; humaine et non pas mécanique. Il ne veut pas être traité en outil. Le résultat ? Moins de banques ; moins d’avocats-conseils et moins d’ingénieurs, moins de chèques et moins d’organisation. L’organisation a pour effet de détourner, pour la vanité des chefs, tous les bénéfices d’un travail forcené. Le syndicalisme résiste là ; il est fort de sa masse, ou plutôt il sera fort ; car chacun cherche péniblement la route. Mais enfin ils aperçoivent déjà que le socialisme ne fait rien. Ils aperçoivent même que, quand le socialisme fait quelque chose, c’est toujours organisation, carnets de chèques, surproduction ; c’est toujours jeu des maîtres. Or Esope a son mot à dire ; il le cherche ; il le trouvera.

Produire est le maître mot, dans un pays qui a cinquante milliards de budget et une quantité de fonctionnaires riches. Produire est le maître mot quand le bon élève, sa règle à calcul en poche, établit d’abord son budget familial à cent mille francs. Dès qu’on prélève un bénéfice sur chaque objet fabriqué par d’autres, on célèbre la production et la rationalisation. Mais Esope demande à souffler un peu ; il voudrait avoir le temps d’essuyer la sueur et peut-être de réfléchir à ses propres affaires, au lieu de gonfler les affaires des autres sans besoin ni raison, pour l’inquiétude et le mal de tous. Non, produire n’est pas une fin ; c’est une vie humaine pour tous qui est la fin ; c’est l’individu libre qui est la fin. On voit naître un droit du travail, une procédure de la grève, un clair marché des salaires qui rendra la grève inutile. Remarquez que ces progrès sont sous notre main. La résistance ouvrière est comme la résistance citoyenne ; que le maître la sente seulement au bout de ses doigts, et tout est dit. La volonté rebelle n’a qu’à lever un doigt, vous verrez courir comme des rats tous ces maîtres peureux. Ouvrier résistant, patron sage ; consommateur résistant, marchand sage ; contribuable résistant, législateur sage. Mais le consentement nous perdrait. Nous aurions vie chère, crise et guerre. Songez à l’armée de fonctionnaires bien payés qui nous préparent tous ces maux. Songez aux avions, aux trains bleus, aux autos étincelantes. On peut se passer de tout cela, on peut certainement calmer cette sorte d’ivresse du petit nombre, qui dépense follement les précieuses journées de travail ; il suffit de faire frein du soulier contre la roue. Ou bien alors c’est qu’il n’y a plus ni ouvriers ni paysans ; c’est que tout le monde roule en auto ou en Pullman. Mais non. Je vois des vaches qui s’en vont du même pas qu’au temps d’Homère. Le menuisier fait chanter sa scie et la paysanne bêche son jardin. De ces milliers de travaux nous vivons ; qu’ils s’arrêtent, aussitôt nous mourons. La politique radicale consiste à faire sentir ce poids de l’outil et cette tranquille revendication du peuple. Il ne faut pas grand appareil pour établir aussitôt la dictature du travail.

2/5/1931

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