Les chevaux ont une sorte de courage ; quand ils sentent que la boue prend le tombereau, ils se jettent en avant ; le spectateur voit alors ce que c’est qu’un paquet de muscles ; il peut comprendre, en partant de là, tout l’emportement et toutes les passions. Cependant le conducteur des chevaux, assez froid, fait aussi l’emporté, donne de la voix, donne du fouet ; il ajoute au courage naturel une petite dose d’épouvante, et le tombereau est tiré du marécage. Ces scènes de forces me revenaient à l’esprit comme j’entendais un dialogue entre deux hommes. L’un disait, montrant un sol boueux : « Je ne me tirerai pas de là avec une charge de moellons ». Et l’autre répondait : « Tu ne t’en tireras pas, si tu regardes. Il faut faire travailler les chevaux ».
J’admire une équipe d’hommes tendus et tirant sur un câble. Mais on ne m’ôtera pas de l’idée qu’ils tireraient encore mieux si quelque conducteur d’hommes leur donnait du fouet. Naturellement il faut supposer que ces hommes n’aient pas plus de liberté, pas plus d’espérance, et par conséquent pas plus d’idées que n’en ont les chevaux. À ce point de civilisation, il suffirait de faire claquer le fouet ; peut-être saurait-on alors ce que l’homme peut faire. Et que de produits alors ! Quelle richesse sur la terre !
Bon. Seulement essayez de fouetter un homme attelé ; vous aurez aussitôt la foule sur le dos. L’esclavage n’est plus, l’homme n’est pas un outil ni un instrument pour l’homme. Le maître du cheval peut bien user son cheval en dix ans ou en deux ans ; c’est son affaire. Mais le maître de l’homme, non pas. Ou, pour mieux dire, il n’y a point de maître de l’homme. Nos Grands Messieurs voudraient dire que c’est bien regrettable. Toutefois ils n’osent pas le dire. Ils essaient tout au moins de le penser, mais ils n’arrivent seulement pas à le penser. Un mouvement de colère n’est pas une pensée. C’est pourquoi la politique de nos Grands Messieurs me fait rire ; ils ne savent que dire : « Production ! Prospérité ! » Ils ne vont pas plus loin. Le chemin est dangereux. Ces fiers-à-bras marchent sur des œufs. C’est qu’ils aperçoivent la réponse ; c’est qu’ils la font à eux-mêmes ; c’est qu’ils ont en eux-mêmes leur ennemi, qui est l’homme. Ils regrettent un peu de s’honorer d’être des hommes. D’où la colère. D’où l’invective.
Mais quelle est donc cette réponse ? Ceci : « Produire pour quoi ? Produire pour qui ? Est-ce qu’il n’y a pas assez de produits ? Et s’il n’y en a pas assez, pourquoi tous ces travaux de luxe ? Pourquoi ces avions ? Pourquoi ces automobiles au large dos ? Pourquoi cette folle vitesse ? Pourquoi tant de puissance aux mains de cet homme ennuyé ? Pourquoi ces trains de luxe, et cet écouteur de Radio sur la tête encore ? Pourquoi tant de grandes maisons fermées ? Pourquoi tant de parcs déserts ? Tout dit, au contraire, tout crie qu’il y a assez de produits, mais que les produits sont mal répartis, et de toute manière ; car les travailleurs sont mal payés ; la vraie raison en est que l’on fabrique trop de choses inutiles, ce qui réduit la provision des choses nécessaires ». Et cela revient à dire que l’homme n’est pas un outil, comme est le cheval.
Après cela qu’on nomme rationalisation l’art de fouetter ; que le fouet soit plus doux qu’un ruban de soie ; que le discours du conducteur d’hommes soit plus sucré que le miel ; que l’éperon, enfin, ne fasse point venir le sang, cela déguise l’idée, mais ne la change point. Il s’agit de faire travailler l’homme. Il s’agit de le forcer habilement, et jusqu’à ses limites. Comme si la production était par elle-même un bien. Mais cela, il faudra le prouver. Il faudra prouver aussi que, les fruits du travail augmentant, la part du travailleur augmente par cela seul. Et l’on viendra à examiner si ce n’est pas le contraire qui est vrai ; si ce n’est pas l’excédent, et cette ivresse de produire, qui fait que les biens les plus nécessaires sont bien loin d’arriver au niveau qui serait raisonnable si le grand compte était fait. Ainsi, par cette imprudence de l’homme qui tient le fouet, on va refaire le grand compte, et de nouveau traiter de l’homme comme fin. Le vrai discours de l’homme va sortir. Attention.
1er avril 1930