Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Quand les gelées ont fait tomber les feuilles

Quand les gelées ont fait tomber les feuilles, chacun peut voir les grosses touffes de gui, désordre sensible aux yeux. Vers le même temps, la jeunesse aime à danser sous le gui ; on dit que cette plante vigoureuse et toujours verte porte bonheur aux amoureux. Aussi l’on voit des charrettes pleines de gui ; en sorte que tout se passe comme si la destruction du gui  était aussi bien payée que celle des hannetons. Mais quel détour savant ! Cette plante détestable est aimée et adorée depuis les temps le plus anciens. La sagesse politique n’a pas inventé de meilleur moyen pour délivrer les arbres. Cela fait voir que la science languit, comparée aux passions.

Vous faites voir avec quelle force le gui s’attache à l’écorce ; vous cassez ces branches toujours vertes, toujours gonflées d’un suc étrange ; ces graines visqueuses, ces feuilles robustes, brillantes, bien nourries, tout cela représente enfin à l’esprit un végétal de proie, plus fort que l’hiver, ennemi des feuilles printanières et des ombrages.  Mais cette poésie a quelque chose de triste ; on ne l’aime point ; on n’y croit point. Racontez au contraire que ces touffes si vivantes et si affirmatives au cœur même de l’hiver, sont le symbole de la vie et de l’amour vainqueur, alors il ne faut point d’autres preuves ; l’espérance se jette sur ces fausses promesses, et les dévore. Chacun veut du gui à son chapeau.

J’ai entendu conter qu’en certain pays de Normandie, il y a, vers le temps des Rois, une espèce de fête aux flambeaux, où l’on brûle avec des torches de foin la mousse des pommiers. Non sans chanter, danser, et banqueter. S’il s’agissait seulement de détruire cette mousse par le feu, personne ne s’y mettrait. L’esprit tout seul ne croit guère à ses œuvres froides. Quel rapport entre cette méchante mousse et le beau cidre ? On comprend la chose, peut-être, mais on n’y croit point. Il faut que la Sagesse ait un air de folie. Bref, comme dit Auguste Comte, nous sommes fétichistes, et nous le serons toujours.

Au temps où les épis se forment, je voudrais une fête des coquelicots, des bluets et des nielles ; ce serait aussi une fête des enfants. Ils apporteraient par brassées toutes ces fleurs brillantes, qu’ils auraient cueillies le long des sillons. Pourquoi des enfants ? Parce que leurs petits pieds trouveraient mieux leur chemin à travers les blés et les seigles. Mais il faudrait vouloir qu’ils arrachent le pied, au lieu de couper la fleur. Faudrait-il inventer quelque légende ? Non, sans doute. La force persuasive est dans la fête publique elle-même ; et tout usage s’établit vite et se conserve, s’il est lié seulement à une joie collective. Ainsi, quand on a saisi les ressorts de la religion, rien n’empêche d’instituer une religion véritable, sans erreur aucune, sans mensonge, et fondée seulement sur le culte, sans aucun Dieu. Une des forces de la guerre, c’est qu’elle a ses fêtes et ses emblèmes. La Paix n’a que des raisons ; ce n’est pas assez.

7 février 1913