Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Pour l’amitié

L’amitié est une heureuse et libre promesse à soi qui change une sympathie naturelle en une concorde inaltérable, d’avance au-dessus des passions, des intérêts, des rivalités et des hasards. Telle est la définition que je propose d’un sentiment tant de fois célébré et tant de fois trahi. Chacun la refusera, je le sais ; mais, sur cette réflexion que la refuser c’est exactement refuser l’amitié, chacun se rangera à mon opinion ; cela je le sais aussi. Je convoque donc les hommes en un parlement imaginaire ; j’entends les discussions et objections ; je sens en tous un intérêt vif ; il me semble que je vois les yeux étincelants dirigés tous sur le même foyer. L’humanité se réveille et se reconnaît ; en moi-même aussi bien. Qui n’a pas manqué à l’amitié ? On ne fait que cela. Ce sentiment vacille comme une maigre flamme ; souvent il se met en veilleuse ; c’est qu’il y a des manques et comme des trous dans la sympathie naturelle. C’est bien pour cela que je dis promesse à soi. Qui n’a regretté une sorte d’absence à l’amitié ? Mais qui n’a refait aussi la belle promesse, contre tant d’impérieuses causes ? Nos sentiments ont besoin d’être portés à bras ; surtout celui-là. Il y faut une résolution obstinée. Autrement ce serait trop facile. On consulterait le cadran de l’amitié comme on regarde l’heure. On aimerait comme on a chaud ; on oublierait comme on a froid. Nos sentiments sont des faits, dit l’homme positif. Essayons donc de formuler ce beau contrat d’amitié : « Je suis ton ami quand cela se trouve ; c’est affaire d’humeur et je ne réponds de rien. Un beau matin, demain peut-être, je saurai que tu ne comptes plus pour moi. Je te le dirai ». Ce discours, en tous pays, signifie que l’on n’aime pas. Non, non, point de conditions ; une fois amis, toujours amis.

 

Raphaël (1483-1520): Portrait de l’artiste avec un ami, 1520, Musée du Louvre

 

Le moraliste entre en scène. « Quoi, dit-il, si ton ami se montre indigne ? Vas-tu l’aimer jusqu’à la prison, jusqu’au bagne, jusqu’à l’échafaud ? » L’argument a de l’apparence. Mais le cœur humain se retrouve dans le danger. Ce genre d’objection le remet droit. J’ai rêvé une fois que j’étais fusillé en musique ; mon ami se trouvait auprès du poteau ; je n’avais plus que lui au monde, mais j’avais lui ; et cela me semblait naturel. Certes la trahison et la fuite sont des choses naturelles aussi, mais de basse nature ; nul n’en est fier ; au lieu que chacun serait fier d’avoir aidé son ami dans une épreuve terrible, et sous la commune réprobation. Je dis commune, réprobation ; mais non ; chacun admirerait l’imperturbable ami. Vous dites non, et déjà vous pensez oui. Je cite Fouqué, l’ami de Julien Sorel ; je cite le Schmuke de Balzac, et, du même auteur, l’amitié de d’Arthez et de Michel Chrestien, l’un royaliste, l’autre socialiste. Lisez et relisez ces beaux textes, et rêvez un peu ; je sais que vous vous laisserez emporter par le sublime, comme Julien, qui voulait pourtant ne rien croire. « Monsieur de Lavalette, dit-il à son ami, était innocent ; sans le vouloir tu me fais penser à la différence. » Il est clair que Fouqué n’y pensait pas. Nous sommes hors du réel ? Je le crois bien. Je définis l’amitié telle qu’on la voudrait, et non pas les sentiments médiocres qui usurpent ce beau nom.

Revenons à la prose ; la prose nous serrera tout aussi bien. Essayons de formuler cet autre beau contrat : « Je suis ton ami ; mais fais en sorte de marcher droit. Tant que je t’approuverai, en toutes tes pensées comme en toutes tes actions, compte sur moi ; mais si tu t’écartes du sentier qui est à mes yeux celui de la vertu, je t’abandonnerai le premier, entends tu ? Le premier ! » Voilà de gentilles promesses. Là-dessus l’ami si tendrement aimé pourrait bien demander une petite liste des choses défendues. L’amitié serait à débattre comme location ou vente. Ce genre d’ami s’engage, en somme, à vous soutenir tant que vous n’aurez pas besoin d’appui. C’est assez ; je vois briller dans les yeux l’espoir, au moins, d’être fidèle malgré tout et contre tout. Sans ce beau mouvement, aussi ancien que l’homme, comment juger de ce qui importe, et de ce qui n’importe guère ?

Août 1932

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