Le rouge-gorge est le roi de l’automne ; il en porte les couleurs ; bronze poudré d’or sur les ailes, et cette tache de feu qui remonte de la poitrine aux joues et encercle à demi l’œil intelligent. Rien ne parle plus fortement à l’œil qu’un autre œil, cette chose qui fait voir qu’elle voit ; d’où tant de suppositions pour un regard, et souvent fausses. Mais le rouge-gorge fait voir bien d’autres signes. Il accourt au bruit du râteau ; il suit le jardinier et lui parle de son cri sec qui imite le choc des cailloux ou la cassure des branches. Le voilà perché sur la pomme de la pelle, ou sur l’arrosoir. S’il daigne piquer quelques mies de pain, ce n’est pas en glouton. Non comme un voleur, mais comme un ami. Bientôt rassasié, il part comme l’éclair et, sur quelque souche noire, il module la chanson de l’automne, qui est comme un rappel de tous les chants, mais plus grêle, éclatant et froid comme le soleil d’hiver. Il chante, par souvenir ; c’est l’ami du poète.
Toujours seul, si ce n’est au temps des nids. En tout jardin l’on voit un rouge-gorge, et l’on n’en voit qu’un. Chartreux d’automne, après les joies de l’été, il affermit le solitaire. Son chant répond à celui de ses semblables, mais toujours de loin, comme les pensées. Ainsi est-il naturellement métaphorique, et symbole de l’esprit favorable. Il n’est point de bienvenue qui vaille la sienne. Haut sur pattes, et portant ses ailes pendantes comme les basques d’un habit, il salue comme un ambassadeur. Souvent, du coupant de son aile, il essaie l’air ; tout est vie et force en son aspect. Mais quelquefois aussi, tout arrondi et frileux au soleil du soir, il murmure tout bas et pour lui-même ; on l’entend à peine ; on devine le chant au tremblement de sa gorge, ce qui invite à ces douces et fluides pensées que l’on se dit à soi-même. Solitude et paix, c’est bien l’esprit de la saison.
Mais pourquoi seul ? On finit par tout voir, dès qu’on ne change pas de lieu. Vers ce temps-ci on peut rencontrer deux ou trois rouges-gorges dans le même lieu. Souvent un jeune, à peine paré de son rouge, se perche aussi sur l’arrosoir, ou vient becqueter près du seuil, saluer, parler, enfin prendre possession. Alors du haut du chêne, part une flèche sanglante. Les plumes volent. L’usurpateur est attaqué au corps, à l’œil. Le combat est furieux, tournoyant, court. Le vaincu est chassé hors des limites, et n’y revient guère. Par hasard j’observe le vainqueur. Les plumes hérissées, en aigrette, la poitrine gonflée, la tache de feu noircie d’ombres orageuses, méconnaissable, laid.
Il n’y a point de beauté sans force, soit d’une femme, soit d’un poète, soit d’un oiseau. La force est belle dans son repos. Mais que vienne le semblable, le prétendant, l’autre rouge-gorge. Quoi ? Même dorure ? Même signe couleur de feu ? Mêmes marques royales ? Mon propre être usurpé ? Quoi ? Un autre penseur ? Un autre chanteur ? Un autre législateur ? Un autre sage ? Un autre centre du monde ? Un autre miroir du monde ? Imaginez un autre Hercule, avec la massue, avec la peau du lion de Némée. Le poil volera, et les arbres trembleront jusqu’aux racines. Tout être aime et recherche son semblable, voilà le lieu commun, qui finit peut-être par être vrai ; mais le premier moment est difficile. Hegel, sobre et fort ici, marque les étapes d’une pensée qui naît à elle-même. Reconnaissance, c’est le moment où l’homme qui pense découvre un autre homme qui pense. Aussitôt après reconnaissance, combat. Cela étonne d’abord et même choque ; on y veut voir une métaphysique de la guerre, à l’allemande ; mais il faut examiner ; ce n’est que le premier moment, où les différences ne sont pas encore saisies. Cet autre Hercule en marche et mission, c’est moi-même. Usurpateur. Aussi quelle douce amitié par les différences, qui ne manquent jamais. Mais cette colère du plus gracieux des oiseaux peint bien notre premier mouvement. Par quoi je comprends cette mythologie aussi vieille que le monde, d’après laquelle les animaux seraient l’image grossie de nos passions. Paix et guerre ensemble dans le corps de ce doux oiseau. La pensée manque en ces petites têtes, la pensée qui voit les différences, et qui fait les différences. Heureuses différences, qui feront la paix.
1er octobre 1923.