Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Communiquer

Il y a une impuissance de communiquer, qui est comme une disgrâce d’entendement. C’est ce genre de maladie qui fait que l’on doute d’être compris, et que l’on veut d’abord s’assurer qu’on est bien compris. Cette manie expliquante est une sorte d’injure continue. On semble dire à l’auditeur, ou au lecteur, en une multitude de parenthèses : « Cela est bien difficile ; je ne vous crois pas suffisant ; je fais de mon mieux ; mais j’aperçois le mur des différences ; je me heurte au mur des différences ». Ce discours sous-entendu est fort bien entendu ; et voilà ce qui change à coup sûr le lecteur ou l’auditeur en une sorte de mur. Rien ne traverse. J’ai connu de ces orateurs malheureux qui répétaient une même chose, durcissant à chaque fois l’obstacle de chair. Il est très vrai que les hommes sont différents, et incompréhensibles les uns aux autres ; c’est très vrai dès qu’on le croit. L’intelligence a grand besoin d’une forte amitié. « Il faut que l’intelligence suive la foi ». Cette parole tant de fois citée a plus d’un sens. De tous ces sens, il en est un qui traverse ; les autres butent. Et, si l’on ne croit point d’abord qu’il y a un bon sens de cette parole, on ne le trouvera point. Mais qui commencera ? Qui ouvrira l’immense crédit ? C’est le plus fort qui doit faire crédit. C’est le plus savant qui doit faire crédit. Il est vrai que celui qui veut s’instruire doit d’abord croire qu’il peut apprendre ; mais il est bien plus pressant que celui qui veut instruire croie qu’il peut instruire. Le certain regard, tout à fait sans amour, qui prononce que l’auditeur est un sot, est ce qui rend sot.

Les deux, sots, par ce certain regard. Je n’ai pas grande opinion de ces hommes redoutés qui changent en statues de sel ceux à qui ils parlent. Nul ne pense pour soi ; cela ne peut aller. La moindre pensée, même à soi, même en solitude, est pour tous, et reçoit l’approbation comme un écho, comme une résonance. Ce cirque d’hommes, voilà le lieu de la preuve. Il faut comme une étendue d’esprit, un monde de concert, une immense salle d’essais. Les incompris s’expriment sans bonheur ; ils pensent tout bas ; ils ne pensent guère. Penser mépris ce n’est point penser.

 

Giorgio Vasari (1511-1574): Six poètes toscans, 1544

 

L’universel est le lieu des pensées. Je pense pour tout esprit. Le premier venu est un bon témoin. Je ne choisis point ; les marques de la stupidité, du refus, de l’invincible différence, je ne les vois point. Je ne cherche point l’entrée, ni le faible, ni ce qui pourrait séduire le rétif animal. Ainsi fait l’avocat consultant, l’homme d’affaires, l’intrigant ; mais ce n’est point penser ; à ces grands moyens répondent toujours des pensées médiocres, et pis que médiocres. J’admire ce racolage dans les petits coins, cette persuasion assiégeante ; mais la pensée qui suit est toujours petite et misérable. Au rebours, le pouvoir de communiquer prend du champ et de l’élan ; il me traverse comme un boulet. Je n’ai pas le temps de me mettre en défense, ni en défiance ; je n’y pense seulement pas. Avez-vous remarqué cette grande politesse du génie, qui me parle à moi comme à son frère et comme à son égal ? Il ne me connaît pas ; il ne m’a jamais vu. J’ouvre son livre ; le voilà chez moi. Selon lui, non selon moi ; mais il n’y pense point et je n’y pense point ; plutôt nous sommes ensemble dans la maison de l’homme. Obscur ou clair, tout passe ; et il le faut bien. Ce n’est pas communiquer que communiquer seulement ce qui est clair. Ce choix est injurieux. Et c’est par là que ce qui est mis à la portée de l’enfant ne touche jamais l’enfant. Moi aussi je suis enfant. J’ai besoin d’un auteur qui croie en moi autant qu’en lui-même. Au moins autant. Dans le trait de génie il y a une grande espérance ; presque tout est laissé au lecteur. J’aime le poète parce qu’il court ce risque ; c’est son état de poète. La puissance de communiquer, qui, je crois bien, est le génie, marche ici la première. Mais, hors de cette grande résonance, qui lui renvoie l’applaudissement, il se peut que le poète montre une prose sans courage.

Libres Propos, Nouvelle Série, Troisième année, n°6, 20 juin 1929 (CCXXI)

Propos de littérature, XVII