Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Si l’on manie les mots sans prudence

Si l’on manie les mots sans prudence, on peut bien dire qu’un fou est le plus sincère des hommes, et même le plus vrai ; car, réduit à un état de passion pure, il traduit tout ce qui le traverse, et exprime ingénument ce qu’il est. Toute opinion qui lui vient, il la croit vraie ; toute affection, il la croit éternelle. Par cet abandon à tout, il est comme ouvert à tous les vents ; il est tout. La Pythie des anciens temps était une sorte de folle, qui faisait la folle jusqu’à se rendre folle, ou bien qu’on rendait folle, et qu’on écoutait très sérieusement, d’après cette idée qu’elle formait alors un récepteur parfait, exprimant tout l’instant, et bien au-delà de notre maigre sagesse, qui toujours distingue et choisit. C’est par une vue du même genre que l’on observait les animaux, et surtout les oiseaux, évidemment portés ici et là par les vents et les saisons. L’instinct fut toujours divin et toujours devin. Et toutefois la Pythie était la mieux écoutée de toutes les bêtes, parce qu’elle proférait des mots humains. Mais, parce que tout y était ensemble, cette énigme était encore plus difficile à déchiffrer que l’instant total lui-même, l’instant du grand Univers.

Le sage est tout autre ; il a juré de n’être que ce qu’il veut. Il choisit, ce qui est refuser. Il refuse d’être tout, et de tout dire à la fois. D’où ces merveilles, comme la pure suite des nombres, où l’homme attentif ne laisse pénétrer aucun événement. Mais aussi cette pure loi n’est la loi de rien ; l’homme n’y retrouve que son propre décret. Ce qui ne va point sans méprises, dont le peuple rit. J’ai vu l’illustre Poincaré courir soudain après un tramway qu’il ne voulait point prendre ; le conducteur tira la sonnette, le mathématicien revint à ce monde ; et ce fut un moment ridicule. Thalès aussi fut moqué d’une servante, parce qu’il tomba dans une citerne ; c’est qu’il pensait alors aux choses du ciel, ou peut-être aux triangles semblables. Socrate ne visait qu’à se connaître, enten­dez à connaître sa propre loi. Sur quoi on dit aisément, et même on prouve, qu’il est faux de choisir, et que, tout étant vrai ensemble, il faut penser tout ensemble.

Voilà donc deux extrêmes, et le poète est entre deux. Il veut être récepteur universel, mais sans perdre raison. C’est pourquoi il se règle, tout comme le savant, et se donne une loi. Mais, au rebours du savant, il se règle en son propre corps. Il se donne un rythme, de marche, de respiration, de cœur, en accord avec le moment total ; mais un rythme juré. Il compte, et jure de bien compter. Même il jure de compenser ses cris selon le nombre ; et, suprême miracle, il s’impose de faire écho aux sonorités de hasard. Et c’est ainsi qu’il déclame une sorte de poème qui n’est point encore, monument tout en creux, en vide, en attente. Cette Pythie rusée se tend au monde comme une harpe ; une harpe qui vibrera à toute traverse, mais sans laisser fléchir sa propre loi ; c’est tout choisir d’avance, et en même temps ne rien choisir ; c’est s’affirmer absolument et se livrer absolument. L’univers s’inscrivant sur cette surface sensible et raisonnable, il devient possible d’appliquer sur cette matière déjà ordonnée l’autre foi jurée, celle du sage, qui est de syntaxe et de bon sens. Regardant donc tout l’univers de reflet, à travers cette double grille du rythme constant et des mots voltigeants, il guette, il attend, il fixe au passage ces précieuses perspectives où tout paraît dans un éclair, tout ordonné et désordonné, vue éternelle de l’instant. Tels sont les nouveaux oracles, accords miraculeux de hasard et de raison, lisibles et illisibles, sans choix à force de choix, et, par un obstiné refus, laissant entrer tout ; enfin composant le naturel par un jeu d’interférences. Et la dure règle de ce jeu est que ce qui n’est point parfait n’est jamais passable.

1934

 

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