Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Sots pédagogues

J’ai connu un sot pédagogue, qui, lorsqu’il rapportait à un élève quelque travail, après l’avoir examiné, disait gravement : « Je ne vous parlerai pas de ce qu’il y a de bon là-dedans ; vous y penserez toujours bien assez. Voyons les fautes. » Voilà un homme qui tirait, comme un bœuf, au rebours du bon sens. Voir le bien, amplifier le bien, laisser tomber le médiocre, et, en un mot, faire découvrir aux enfants leurs propres trésors, c’est l’essentiel de la tâche, pour un directeur d’enfants. Car, bien loin de penser, comme quelque moine armé de ciseaux, que c’est en retranchant le mal qu’on arrive au bien, je crois, tout au contraire , que c’est en arrivant au bien qu’on évite le mal, ou plutôt que l’on conduit le médiocre et le mauvais vers le bien. Le tout est de savoir louer ; et il faut croire que c’est difficile.

Combien en ai-je entendu, de ces ânes à bonnet de docteur, qui semblait ne chercher que l’occasion d’humilier le disciple, et, en le rejetant d’un coup de pied d’âne dans les régions inférieures, de s’élever eux-mêmes le plus haut qu’ils pourraient. Ma foi, même tout petit, je les méprisais ; mais j’en voyais d’autres, moins sûrs d’eux-mêmes, ou plus polis, ou plus tendres, ou plus craintifs, qui avaient les larmes aux yeux lorsque ce rustaud de lettré lisait tout haut, en grimaçant, quelque phrase ridicule que le pauvre enfant avait gréée et lancée toutes voiles dehors. Pauvre flotte eu souffle de Borée ; débris misérable sur l’eau. J’ai eu de belles colères d’écolier, et qui n’étaient pas toujours muettes. Au fond c’est toujours la même chose ; on cultive le bon goût, on hait l’invention. Eh, pédant, au lieu de piquer tes fleurs en papier dans cette jeune terre, occupe-toi plutôt de cultiver et de conduire cette bonne grosse erreur, qui a poussé toute seule. Toute vérité sort d’une erreur, et toute parure du style naît des images du rêve, absurdes quand elles naissent,  et dont il faut pourtant tresser la poésie. Avec quoi ferai-je ma sagesse, sinon avec ma folie redressée ?

Mais les plus haïssables étaient les mathématiciens. Il semblaient n’être là que pour découvrir en nous les signes d’une stupidité sans remède ; et, quoique je me défendisse assez bien, parce que j’avais la mémoire bonne, j’avais toujours un froid dans le dos, par la crainte de laisser sortir quelque coq-à-l’âne algébrique, que le maître m’aurait rappelé toute l’année. Aussi, parmi les esprits lents et timides, quel massacre ! Ils tombaient dans tous les pièges, et finissaient par laisser aller les paroles en panique ; ils étaient bien ridicules ; et nous avions des rires d’esclaves. Un sage aurait dit au pauvre enfant : « Vous voulez certainement dire quelque chose mais vous vous trompez sur les mots. Et c’est la peur qui vous donne l’apparence d’un sot. » J’ai attendu bien des fois une parole de ce genre, et, il faut que je le dise, toujours en vain.

21 septembre 1909

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