Platon a dit des choses merveilleuses sur le gouvernement de soi-même, montrant que ce gouvernement intérieur doit être aristocratique, c’est à dire par ce qu’il y a de meilleur sur ce qu’il y a de pire. Par le meilleur il entend ce qui en chacun de nous sait et comprend ; le peuple, en nous-mêmes, ce sont les colères, les désirs et les besoins. Je voudrais qu’on lise La République de Platon, non pas pour en parler, c’est à dire pour y retrouver ce qu’on en dit communément, mais pour apprendre l’art de se gouverner soi-même, et d’établir la justice à l’intérieur de soi.
Son idée principale, c’est que, dès qu’un homme se gouverne bien lui-même, il se trouve bon et utile aux autres sans avoir seulement à y penser. C’est l’idée de toute morale ; le reste n’est que police de Barbares. Quand vous avez rendu les hommes pacifiques et secourables les uns aux autres seulement par peur, vous établissez bien, il est vrai, une espèce d’ordre dans l’Etat ; mais en chacun d’eux, ce n’est qu’anarchie ; un tyran s’installe à la place d’un autre ; la peur tient la convoitise en prison. Tous les maux fermentent au-dedans ; l’ordre extérieur est instable. Vienne l’émeute, la guerre ou le tremblement de terre, de même que les prisons vomissent alors les condamnés, ainsi, en chacun de nous, les prisons sont ouvertes et les monstrueux désirs s’emparent de la citadelle.
C’est pourquoi je juge médiocres, pour ne pas dire plus, ces leçons de morale fondées sur le calcul et la prudence. Sois charitable, si tu veux être aimé. Aime tes semblables afin qu’ils te le rendent, respecte tes parents si tu veux que tes enfants te respectent. Ce n’est là que police des rues. Chacun attend toujours la bonne occasion, l’occasion d’être injuste impunément.
Je parlerais tout à fait autrement aux jeunes lionceaux, dès qu’ils commencent à aiguiser leurs griffes sur les manuels de morale, sur les catéchismes, sur toutes coutumes, sur tous barreaux. Je leur dirais : « N’ayez peur de rien. Faites ce que vous voulez. N’acceptez aucun esclavage, ni chaîne dorée, ni chaîne fleurie. Seulement, mes amis, soyez rois en vous-mêmes. N’abdiquez pas. Soyez maîtres des désirs et de la colère aussi bien que de la peur. Exercez-vous à rappeler la colère, comme un berger rappelle son chien. Soyez rois sur vos désirs. Si vous avez peur, marchez tranquillement à ce qui vous fait peur. Si vous êtes paresseux, donnez-vous une tâche. Si vous êtes indolents, pliez-vous aux jeux athlétiques. Si vous êtes impatients, donnez-vous des pelotons de ficelle à démêler. Si le ragoût est brûlé, donnez-vous le luxe royal de le manger de bon appétit. Si la tristesse vous prend, décrétez la joie en vous-mêmes. Si l’insomnie vous retourne comme une carpe sur l’herbe, exercez-vous à rester immobiles, et à dormir au commandement. Après cela, mes bons amis, puisque vous serez rois en vous, agissez royalement, et faites ce qui vous semblera bon. »
4/4/1910
Propos d’un Normand, 1910