Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le nouveau Dieu

Proudhon disait : « Quand on me parle de Dieu, c’est qu’on en veut à ma liberté ou à ma bourse ». Je pourrais dire, et peut-être avec plus de raison, que, quand on me parle de la patrie, c’est qu’on en veut à ma liberté et à ma vie. Il n’y a point de doute là-dessus. Depuis que je sais entendre on me l’explique ; j’ai très bien compris ; j’apporte ma liberté, qui est aussitôt confisquée comme pouvait l’être celle d’Esope ou d’Epictète ; j’apporte ma vie, qui est sans façon exposée et mise dans le jeu comme une vile monnaie. Je reconnais ici, comme en toute religion, les rites, les prêtres, et les fanatiques. Peut-être tous les sentiments religieux de ce monde sont-ils détournés maintenant vers le nouveau Dieu. Peut-être n’y eut-il jamais d’autre Dieu que la patrie.

Au regard de cette religion un radical est un impie. Non qu’il refuse de payer les frais du culte, et cela mène loin, mais parce qu’il examine et juge. Que ce soit un sacrilège d’examiner, un sacrilège de juger, on nous le dit et on nous le répète ; mais cela ne passe point. Qu’il y ait une dette et une promesse de chacun de nous à tous, nous le reconnaissons pet même nous payons et tenons, ce qui, dans le fond, fait scandale, car qui donne sa vie devrait donner d’abord sa pensée. Et justement parce que nous ne nous livrons point aux vrais croyants pieds et poings liés, et jugement lié, ni aux inspirés, ni aux prophètes, cela prouve qu’il s’offre à nos yeux quelque fin plus haute, au regard de laquelle la patrie n’est, qu’un moyen. Les uns, parmi nous, diront que c’est la justice ; d’autres, que c’est l’humanité prise en son tout, en son histoire, en son avenir ; d’autres, que c’est l’homme même, la liberté même de l’homme, que l’on peut nommer aussi sa raison agissante ; et il n’est pas nécessaire de réfléchir beaucoup pour comprendre que ces trois fins n’en font qu’une. Mais il n’est, nullement nécessaire de réfléchir une minute pour comprendre que ce que j’écris ici devrait être, selon les vrais croyants, puni d’une mort ignominieuse. Ils le disent, ils le croient. On ne peut raisonner avec les fanatiques, il faut être plus forts qu’eux. Nous sommes plus forts qu’eux. Tous les jeux de la politique ont sans doute ici leur centre et leur ressort.

Je ne suppose point ici d’hypocrisie et je crois qu’il n’y en a point. Il y a les vrais croyants, que chacun reconnaît d’une lieue ; il y a les incrédules, que l’on ne reconnaît pas aussi aisément. Entre deux il n’y a rien qui compte. L’homme qui joue un rôle ne compte point ; je ne le crains nullement ; les pistolets de théâtre ne tuent point. C’est, pourquoi je cherche seulement d’où vient ce fanatisme étonnant. Non point de l’amour si naturel qui attache chacun de nous à son ciel, à son climat, à son doux village ; car ce sentiment n’enferme aucune tristesse. Non point de l’intérêt ; car chacun peut observer que tout contribuable est froid comme un usurier. Les fonctionnaires donnent très bien leurs fils et eux-mêmes ; mais on n’attend point d’eux qu’ils abandonnent seulement le tiers de leur traitement. Je crois que ce qui étonne et touche l’âme dans ce culte, ce qui la transporte, ce qui l’élève au-dessus de n’importe quel intérêt, c’est la grandeur du sacrifice. Outre que la résolution de mourir rend toutes choses petites, l’entassement des morts fait preuve aussi, preuve violente, qui rassemble l’admiration et l’horreur. Le sublime, l’orgueilleux et le tendre en chacun sont touchés droit par ce raisonnement : « Le Dieu vaut plus que ce qu’on lui sacrifie ». C’est par là qu’une guerre en annonce une autre. C’est ce cercle qu’il faut rompre, ou plutôt défaire, par une meilleure analyse des causes.

25 Juin 1922.