Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Trains de montagne

On est effrayé lorsque l’on réfléchit à ce que nous dépensons en chemins de fer de montagne et en hôtels à touristes, c’est-à-dire seulement pour le plaisir. Chaque jour un poids énorme de gens et de bagages est élevé et redescendu ; et pour quel prix démesuré ! Je ne compte pas l’argent qu’ils donnent pour cela ; car ce que l’un donne, l’autre le reçoit, et c’est ce qui fait croire que toutes ces dépenses de luxe sont profitables, tout compte fait. Je compte la force perdue, je dis la force humaine perdue, seule vraie richesse sans doute.

Comptez tous les travaux qui sont nécessaires pour que ce torrent élève ce joli wagon de bois verni. Il faut barrer le torrent dans les hauts, le filtrer et le clarifier autant qu’on peut dans de grands bassins maçonnés, et puis le jeter dans d’énormes tuyaux de tôle qui amènent ce courant d’eau sur des turbines ; or les turbines, réglées par écluses et vannes, font tourner des dynamos ; les turbines s’usent vite par l’effort qu’elles supportent sur leurs palettes obliques ; on m’a dit que les petits cailloux que l’eau entraîne percent la tôle et la rendent  bientôt pareille à un crible ; mais que dire des dynamos ? Ce sont des merveilles de montage, qui enferment des milliers de journées, et qui, par une tension trop forte et un débit mal modéré, sont soudain ramenées à la ferraille. Après cela le courant circule sur des fils de cuivre de poteau en poteau, au milieu des sapins, par-dessus les rocs et les abîmes. La voie ferrée perce la montagne, s’accroche a des murs de rocher, passe sur des ponts à vertige ; le voyageur admire des travaux cyclopéens. Il méprise les lacets de la vieille route, les tout petits villages, et les sentiers dans les bruyères ; ce sont des jouets. Souvent, a la descente, lorsque l’ombre grimpe à son tour, on voit au tournant du sentier, près d’un tout petit champ, un homme chargé de pommes de terre ou de fourrage ; ce sont des pays où il faut porter la récolte à dos d’homme, et où l’on remonte la terre dans des paniers à chaque retour des saisons. Ce contraste entre le travail utile et le travail inutile est si frappant qu’il fait rire les sots. « Comment, en notre siècle, en sont-ils encore à porter sur leur dos, pendant une heure de descente, la nourriture de leur vache ? » Le fait est qu’il est miraculeux que ces hommes et ces femmes ne soient pas tous hôteliers ou hôtelières, chambrières ou porteurs de malles, mécaniciens ou marchandes de cartes postales, et que tous ne s’enrichissent pas à traîner les touristes, au lieu de produire le pain, le fromage et la viande. Mais réfléchissons ; il est pourtant évident qu’en leur portant notre argent, nous ne leur portons aucune vraie richesse, et, bien mieux, que nous jetons des richesses au gouffre. Tous ces comptes effrayants se feront ; ils se font déjà. Et remarquez, don Juan, que Monsieur Dimanche ne rit plus.

17 septembre 1911